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Jean SEGURA                                                                                    

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Robert Segura, 2010, cent ans de mémoire.

Une brève histoire de mon père (1910-1992)

par Jean SEGURA

Robert Segura

Robert Segura, 2 février 1947, Promenade des Anglais, Nice © Jean Segura

26 septembre 2010

D'Istanbul à Paris

Mon père Bohor Robert Segura, né le 3 mai 1910 à Istanbul, a passé son enfance, partagée entre les rives du Bosphore en Turquie et la ville de Costanza en Roumanie au bord de la Mer Noire (où sa famille avait émigré pendant la guerre de 1914-1918). Son père Albert Segura exerce le métier de tailleur, et sa mère Virginie, est née Sarfati. Son grand-père, s’appelait Rabenou, lui-même fils de Nissim Segura, famille vraisemblablement originaire de Smyrne. Robert a un frère, Jacques, de deux ans plus jeune.
Robert Segura, employé à Istanbul par M. Atem, suit son patron et arrive en France en 1930. Son premier domicile est un meublé de la rue Olivier Métra à Paris 20e. Faute de lui trouver assez de travail, Atem doit licencier son employé, et Robert à l’âge de 20 ans crée sa propre entreprise de revente de matériel de chantier, les Etablissements Segur. L’activité de l’entreprise évoluera au long des décennies vers les accessoires pour cycles, motos et automobiles, puis principalement vers les équipements de signalisation pour véhicules agraires et à un moindre degré pour  la navigation de plaisance.
Robert fait connaissance de ma mère sur l’initiative d’une rencontre organisée par leurs pères respectifs depuis Istanbul. Dans son atelier-boutique du quartier de Péra (Beyoglu), près de la Tour de Galata, le tailleur Albert Segura reçoit régulièrement Joseph Pardo, un notable du quartier, professeur de français et directeur d’école, venu y commander, et faire les essayages de ses costumes.  Donna Pardo, née en 1914, fille du professeur et benjamine d’une fratrie de sept enfants, est justement à Paris où elle a rejoint sa sœur aînée Rachel « Gisèle » et son frère Charles qui y sont déjà installés. Et c’est ainsi que les jeunes Robert et Donna se rencontrent sans cérémonie.
Elevés tous les deux à Istanbul, ville très cosmopolite au début du XXe siècle, mes futurs parents pratiquent plusieurs langues : l’espagnol de leurs ancêtres juifs venus d’Espagne à partir de la fin du XVe siècle, le français, l’anglais, le turc, plus un peu de grec et d’hébreu. Robert connaît également le roumain, et l’allemand appris à l’école, langue qui lui servira durant la 2e Guerre mondiale, puis après la guerre dans ses affaires. Mon père, séduit par la beauté de ma mère, et sans doute aussi par son rang social (lui fils de tailleur, elle de professeur) et sa bonne éducation – bachelière du Lycée américain d’Istanbul -  la demande en mariage le jour même de cette première rencontre. Stupeur et tremblements, la jeune Donna ne s'attendait pas à tant d'audace ! D'autant que l'initiative prématurée de Robert ne rencontre pas le consentement de ma tante Gisèle. La grande sœur, marquée par son éducation bougeoise, ancienne directrice d'école ne trouve pas le jeune homme assez élevé socialement pour lui donner la main de sa cadette. "Tu épouseras ma sœur quand tu auras gagné 5 millions" (de francs, somme considérable dans les années 1930).

Mariage avec Donna "Dolly" Pardo

Mais Donna, rebaptisée « Dolly » par Robert, trouve là l’occasion de se soustraire à l’emprise d’une sœur qui la chaperonne d’un peu trop près. Après de longs mois de tergiversations, Robert épouse enfin Donna « Dolly » Pardo à Paris le 5 mars 1936 et le jeune couple s’installe au 12 de la rue Mounet Sully, Paris 20e. Commence alors la belle aventure de deux jeunes immigrés turcs qui ont la vie devant eux. Les Ets Segur ne se portent pas trop mal et le 19 novembre 1937,  Robert et Dolly ont leur premier enfant, Albert André, né à Paris 12e : Albert pour le grand-père, et André comme prénom d’usage, mon frère aîné.

Pendant la 2e Guerre mondiale, mes parents, Juifs d’origine, restent à Paris, ma mère renonçant à retourner en Turquie pour rester auprès de son mari : ils abandonnent leur nouvel appartement au quatrième étage du 33 rue Notre-Dame de Lorette, à Paris 9e, pour se cacher dans un logement loué deux étages plus haut sous la fausse identité de « Monsieur  Bourbon » et font garder André chez une catholique pratiquante, Madame Médard, dit « Tante Lelette ». Culotté, Robert va trouver tous ses voisins et leur tient ce discours « Voilà, nous habitons maintenant au sixième étage, nous sommes juifs, je compte sur votre discrétion, mais si quelqu'un veut nous dénoncer ? Nous sommes là-haut ! » Et tout en refusant de porter l'étoile jaune, ils assistent impuissants à la malédiction qui s'abat sur les Juifs pendant l'occupation, pensant que leur nom d'origine espagnole n'attirera pas l'attention des autorités de Vichy. Dans l'ensemble, les membres de notre famille issus de la communauté des juifs turcs du neuvième arrondissement passent entre les gouttes du fléau nazi. Raphaël Romi, marié à Mathilde Segura (une cousine de mon père) et père d'Yvette (qui a le même âge qu'André) n'aura pas cette chance, il sera déporté en 1942.

Robert, qui doit continuer à voyager en train pour gagner sa vie, se retrouve un jour face à face avec un officier allemand qui lui demande ses papiers. S'il lui tend sa carte d'identité tamponnée de la mention « JUIF », il est foutu ! A la place, il sort son permis de conduire et s'adresse en allemand à l'officier qui, voyant que mon père est né à Istanbul, lui dit alors « Ah vous êtes turc ? Votre allemand est excellent ! ». Les formules de politesse s'enchaînent jusqu'à ce que l'officier rendent à mon père son permis sans chercher à en savoir plus. Ouf !

Après la fin de la Guerre, ils retournent au quatrième étage, et les Ets Segur s’installent au 2 place Gustave Toudouze, à Paris 9e. Ils demandent la nationalité française qu'ils obtiennent sur décret de naturalisation le 25 août 1947 signé de Paul Ramadier, Président du Conseil. Mon père se fait désormais appelé Monsieur Segur. Comme pour beaucoup de grandes et petites entreprises, les affaires vont prospérer pendant les trente glorieuses ; et grâce à la vente des catadioptres devenus obligatoires pour tous les véhicules (sécurité et code de la route obligent), les Ets Segur réalisent pendant plusieurs années un confortable chiffre d'affaires que mon père réinvestit dans l’immobilier à la fin des années 1940 avec l'achat de l’immeuble du 2 place Gustave Toudouze (qu’il revendra en partie, appartement par appartement, au cours de sa vie).
Pour faire plaisir à sa petite famille qui s’agrandit, il achète également une modeste maison avec un jardin au 8 rue Sainte-Catherine, à La Varenne Saint-Hilaire (actuellement dans le Val-de-Marne) près des bords de Marne, maison qui sera notre résidence secondaire jusqu’en 1976. Il envisage même d'acheter un cinéma, situé place du Marché, à Champigny (transformé assez vite en Monoprix), projet auquel il renconce finalement. En 1960, il achète un appartement de vacances dans l’immeuble flambant neuf « La Goélette » sur le front de mer à Golfe-Juan (Alpes-Maritimes).  

Ets Segur Robert Segura Dolly Segura 

Robert Segura et sa femme Dolly Segura le 20 juillet 1952, devant l'immeuble du 2 place Gustave Toudouze, à Paris 9e. © Jean Segura

Robert et Dolly Segura rue Sainte Catherine

Robert Segura et sa femme Dolly Segura en 1955, devant le 8 allée (rue) Sainte-Catherine, à La Varenne Saint-Hilaire. © Jean Segura

André, Alain et Jean

Robert et Dolly Segura auront trois fils :
- Albert André Segura (1937-1959), né avant guerre et caché pendant l’occupation chez une catholique pratiquante, Madame Médard, dit « Tante Lelette ». André meurt en opération en Algérie pendant son service militaire le 8 avril 1959 à l’âge de 21 ans. La disparition de fils « mort pour la France » affectera beaucoup mon père et encore plus ma mère. Pendant plus d’un an  André avait écrit des lettres à mes parents, correspondance que je publierai en 2004 sous le titre Lettres d’Algérie .
- Alain Joseph Segura (1945-1994), né à Lormes dans la Nièvre et mort le 4 août 1994, le jour même de ses 49 ans.
- Jean Roger Segura (1949), moi-même né à Paris 9e, qui rédige aujourd’hui cette courte biographie de mon cher papa.

Famille Robert Segura

Dolly, André, Robert, Jean (petit chat) et Alain Segura en 1952 à La Varenne. © Jean Segura

Machine agricole et machines à laver

Mes parents accomplissent, tout au long des années 1950 jusqu’aux années 1970, une vie de travail, mon père à ses agriculteurs, avec le rituel Salon de la Machine Agricole auquel les Ets Segur participent tous les ans, et ma mère à ses machines à laver dans la Laverie automatique qui jouxte, place Gustave Toudouze, le bureau des Ets Segur, puis à partir de 1960 aux côtés de mon père. Outre les temps de loisirs et de vacances à La Varenne, au Club Méditerranée (de 1955 à 1962), puis à Golfe-Juan, ils ont aussi une vie parisienne très mondaine, fréquentant le Club du Faubourg animé par le journaliste Léo Poldès et que fréquente le jeune François Truffaut. Robert Segura, le jeune Turc se lie d’amitié avec un autre habitué, Charles-Auguste Bontemps, philosophe anarcho-naturiste, auteur de L'Homme et la liberté et de Nudisme Pourquoi Comment que l’on retrouvera tous les étés à Golfe-Juan. Dans les années 1960, mon père découvre le Théâtre Club dans lequel officie un certain Maurice Mercier avec lequel il se lie également, et dont le président est l’acteur Christian Alers.  

Robert Segura Dolly Segura

Robert Segura et sa femme Dolly Segura dans une soirée dansante, autour de 1955. © Jean Segura

Mon père se plait à inviter à Paris, mais plus souvent à La Varenne, tout un aréopage de gens « lettrés », adhérents du théâtre club : Maurice Mercier, et sa femme Yvette ; le Général Charles Mast, chef d’état major du 10e corps d’Armée le 1er juin 1940, opposant au régime de Vichy et rallié au Général Giraud, (favori de Roosevelt face à De Gaulle), sa femme dite « la générale », et bien d’autres encore…  Ma mère aidée par notre bonne espagnole Rosita prépare des petits plats orientaux (borrekitas, fritada, boulettes de poireau, tarama, poutargue, dolmas, … ) dont elle a le secret et qui font l’émerveillement des convives. Elle se fournit chez l’épicier arménien, Heratchian Frères , basé 6 rue Lamartine, Paris 9e, près du métro Cadet, une boutique légendaire qui existe encore de nos jours.
Se joignent quelquefois à ces réunions : Lucien Jaillard, directeur d’école privée avenue Trudaine à Paris, 9e (ancien directeur pensionnat de l'École Saint-Bernard à Vezelay dans lequel André avait passé deux ans de 1951 à 1953), et sa femme Claude Slava Jaillard, professeur de mathématiques ; Charles-Auguste Bontemps et sa femme Aline ; ma cousine Yvette Romi, journaliste à l’Express, puis au Nouvel Observateur, qui se fait souvent charrier par les plus conservateurs des nouveaux « amis » de mes parents.
Des vrais amis, ils en ont pourtant. Le Docteur Léon « Logna » Roukine, sa femme Raymonde et leurs deux filles Claudie et Kathy, respectivement amies avec mes frères André et Alain.  Les Roukine, qui vivent à Montmartre, possèdent une résidence secondaire à Chennevières, à 10 mn en voiture de l’autre côté de la Marne. Il y a aussi les Aziza, Rosy, née Lahana, une amie d’enfance de ma mère (encore vivante à l’heure où j’écris ces lignes) marié à un Français d’Algérie, Roger Aziza, et leur fils Claude. Eux aussi ont une résidence secondaire assez proche, à Champigny. On y rencontre aussi les deux sœurs de Rosy, Angèle et Yvette Lahana.

Robert Segura Place Gustave Toudouze

Robert Segura en face du 2 place Gustave Toudouze, à Paris 9e, lle 20 juillet 1952. © Jean Segura

Le "petit théâtre" de Monsieur et Madame Segur

Monsieur et Madame Segur vont très souvent au théâtre, allant tout voir, classique, boulevard, avant-garde ; même s’ils sont quelquefois dépassés par l’impertinence ou l’excentricité de certains auteurs ou de certaines mises en scène. Avec l’âge, je profite quelquefois de ces sorties culturelles : j'ai vu ainsi L’Aiglon d’Edmond Rostand, Le Dialogue des Carmélites de Georges Bernanos, une pièce comique avec Darry Cowl, Les Plumes rouges, avec Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, mais aussi - au théâtre de l’Odéon - des pièces de Ionesco, Becket, Robert Pinget, et surtout Les Paravents de Jean Genêt, mise en scène par Roger Blin en 1966. L’été, mon père reprend ses invitations, sans parfois tenir compte du travail que cela réclame à ma mère, avec les amis et relations qu’il parvient à réunir sur la Côte d’Azur : les Roukine (qui ont un appartement à l’Impérial, un immeuble qui jouxte celui de la Goélette), les Jaillard (qui sont à Juan-les-Pins), les Damien (des voisins de la Goélette qui possèdent un Riva), Charles-Auguste Bontemps et sa femme la peintre Aline Aurouet, les Dorel (de la famille du Procédé Dorel, siège rue de Tocqueville, Paris 17e) , un dentiste de Montbrison avec qui l’on fait du bateau à partir de la plage de Golfe-Juan, juste en face de chez nous.
A partir de 1965, mon père décide que nous aurons notre propre bateau, un Zodiac avec un moteur hord-bord Evinrude, et pouvons enfin sortir en mer pour faire du ski nautique, aller pêcher au phare de la Fourmigue, ou aller rejoindre les Îles de Lérins. Les  années passent et malgré une hygiène de vie irréprochable, ma mère malade décède en 1975 d’un cancer. Devenu veuf, mon père doit apprendre à vivre seul. Fin 1976, il revend son entreprise, à peu près en même temps que notre maison de La Varenne, où ni mon frère Alain, ni moi-même n’allons plus beaucoup.

Robert Segura place Saint-Georges

Robert Segura à l'âge de 42 ans place Saint-Georges, à Paris 9e, lle 20 juillet 1952. © Jean Segura

 

Derniers feux cannois

La nouvelle vie de veuf retraité commence pour Robert Segura à 66 ans. Il partage son temps entre Paris, Golfe-Juan et des voyages organisés, notamment aux Etats-Unis. Le théâtre continue de l’intéresser, et devenu vétéran du Théâtre Club, une majorité d’adhérents lui demandent d’en prendre la présidence, qu’il finit par accepter. A la fin des années 1970, il finit par quitter son appartement du 33 rue Notre-Dame de Lorette, à Paris 9e, dans lequel mon frère Alain et moi-même avons passé toute notre enfance. Il va vivre définitivement sur la Côte-d’Azur, d’abord à Golfe-Juan, puis à Cannes dans un nouvel immeuble sur la Croisette, le Gray d’Albion, bâti sur les décombres de l’ancien hôtel portant le même nom. Lorsqu’il vient à Paris, je l’héberge dans une aile de mon appartement qu’on aménage pour lui. Cela lui permet de passer du temps avec ses petits enfants Olivia (née en 1981) et Arthur (né en 1983) qui l’adorent et l’appellent « grand-père » à sa demande. Robert Segura passe à Cannes les dernières années de sa vie, se faisant beaucoup d’amis, fréquentant des associations comme les Clubs France Etats-Unis ou France Grande-Bretagne. Il décède chez lui le 26 juin 1992, quelques jours avant la naissance de ma fille Viviane Lee qu’il n’aura jamais connue.


Il aurait eu 100 ans en 2010.

 

Jean SEGURA

Robert Segura Jean Segura

Robert Segura et Jean Segura à devant le Majestic à Cannes dans les années 1990. © Carol Shyman

Robert SEGURA en Turquie (1910-1930)

Notes prises sous la dictée de mon père en février 1992, quelques mois avant sa mort :

Parents

Père, Albert SEGURA : né en 1883 – mort en 1941 à Istanbul
Mère, Virginie SARFATI : née en 1885 – morte à Paris en 1948
Fiancés en 1906
Mariés en 1908 à Balat (quartier traditionnel juif de Fatih sur la rive doite de la Corne d'Or à Istanbul)


Enfants
Robert SEGURA : né le 3 mai 1910, à Istanbul – (mort le 26 juin 1992 à Cannes)
Jacques SEGURA, né en avril 1912, mort en 1962 à Istanbul.

Roumanie
Albert SEGURA émigre seul en Roumanie en octobre 1912, suivi par sa famille en mars avril 1913. Ils vivent à Costanza sur les bords de la Mer Noire.
Albert SEGURA est mobilisé dans l’armée roumaine en 1916. A partir de 1917, les SEGURA vont aller vivre à Braila en Roumanie, puis retournent en Turquie en 1918.

Turquie : écoles et 1er emploi
Robert SEGURA a 8 ans.
Ecole allemande Goldschmidt à Istanbul : 1918 – 1922
British School à Istanbul : 1922 – 1926
Premier emploi chez Hatem Frères (Elie et Oscar) : 1926 – 1930.

Son patron dit un jour de lui : « J’ai besoin de Robert comme on a besoin de pain ».

 

 

 

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