Jean SEGURA                                                                                    

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ANDRÉ ALBERT SEGURA (1937-1959) : INÉDITS

« LETTRES D'ALGÉRIE, André Segura, la guerre d'un appelé » a été publié en mars 2004 par les Editions Nicolas Philippe. Pour des raisons, tant économiques qu'éditoriales, certaines lettres et quelques textes en annexes ont été écartés ou amputés de certaines parties par l'éditeur au moment du bon à tirer. Nous reproduisons ici ces lettres et textes non publiés.

Ceux qui ont aimé le livre LETTRES D'ALGÉRIE et le possèdent encore retrouveront les parties manquantes du manuscrit, et pourront ainsi lire Les lettres d'André Segura à ses parents dans leur continuité, sans une seule coupure. Les notes de bas de page sont de Daniel Lefeuvre, Nathalie Jungerman et Jean Segura.

En attendant un jour de publier une nouvelle édition complète des Lettres d'André Segura, voici ces inédits.

Jean SEGURA

André Segura (à gauche) et des amis à Montmartre, 1956-57

 

« On nous arrache la vie par lambeaux, on nous interdit de vivre, on nous enlaidit systématiquement. Enlaidir ! Moi qui ai passé mes quelques années sur terre à rechercher le Beau dans tout, à oublier qu'il existe autre chose sans l'ignorer. On m'enlaidit et oui, même physiquement : tout est basé sur la résistance. On vous a à l'usure on vous muscle à l'usure, d'une stature lourde, nouée... résistance. On force, on force encore et nos esprits se déforment, se moquent de la mort, se moquent très vite de tuer puis de se faire tuer. Et c'est deux ans que je dois vivre à obéir et à m'user à la LAIDEUR

Oh l'horrible détresse.  »

André Segura, vendredi 12 septembre 1958, zone d'insécurité

Rappel : AVANT-PROPOS de Jean Segura

André, un dandy dans les années 1950

André Segura (à l'état civil Albert André), mon frère, est né à Paris le 19 novembre 1937, et mort en Algérie le 8 avril 1959, j'avais alors 10 ans. Ce que j'ai su de lui, autant qu'il m'en souvienne, c'est qu'il avait la réputation d'un garçon artiste au caractère à la fois tendre et fougueux, et qu'il aura donné beaucoup de joies à ma mère Dolly et à ses amis, et beaucoup de soucis à mon père Robert.

Ma mémoire se confond entre souvenirs et récits familiaux, voici ce qu'il en ressort, afin de mieux faire connaître le jeune homme dont j'ai retrouvé les   lettres.

Très tôt, André apprend le piano et la danse chez sa nourrice Madame Médard qui l'avait caché et élevé dans le Paris occupé de la guerre. Il va parfaire ces qualités artistiques à Vézelay de 1951 à 1953 au sein du pensionnat de l'École Saint-Bernard. Conseillés par des amis, mes parents espéraient que la sensibilité déroutante de leur fils pourrait s'épanouir entre les mains des prêtres bénédictins de la Pierre-qui-Vire, responsables pédagogiques de l'école. Le sachant d'origine juive, l'abbé lui confie la tâche gratifiante de jouer la messe sur les grandes orgues de la Basilique ; manière de « ramener dans le troupeau cette brebis égarée » comme me le racontera plus tard mon père.

Après Vézelay, André devient interne au lycée Lakanal à Sceaux, puis au lycée Michelet de Vanves. Les sorties sont rares. André découvre la mode, le théâtre et le cinéma. Le week-end, il passe beaucoup de temps chez les libraires et les disquaires qui apprécient la compagnie de ce jeune homme raffiné, comme en attesteront des lettres de sympathie parvenues après son décès. Il fréquente assidûment le TNP qui vit ses plus belles heures de gloire avec le répertoire du Festival d'Avignon : Gérard Philipe illumine la scène du Palais de Chaillot tour à tour en Prince de Hombourg (1), Lorenzaccio, Ruy Blas... Shakespeare renaît sous la voix ténébreuse de « Jean Vilar- Richard II » et le délire hallucinatoire de « Maria Casarès - Lady Macbeth » tandis que résonnent les cuivres et les cornemuses de Maurice Jarre. André exulte ! Il en rapporte un disque, que je possède toujours dans ma collection.

Les années de pensionnat n'ont pas étouffé la rage de vivre de l'adolescent. Le voilà métamorphosé en dandy dont la vie souterraine n'est guère appréciée de mes parents. Il aime sortir, surtout la nuit. Son temps se partage entre intellectuels, artistes, mondains et aristocrates . Albert Segura devient André Ségur .

Un penchant de fêtard qui ne favorise pas la préparation des examens, et en été 1957, il échoue à la deuxième partie du baccalauréat L'atmosphère familiale se dégrade... Un jour, me racontera mon père de longues années plus tard, il découvre qu'André, dont le goût pour les jeunes femmes ne faisait pour lui aucun doute, est aussi un homosexuel. Entre lui et son fils aîné s'installe un mur d'incompréhension, dont mon frère ne manquera pas d'exprimer la souffrance à travers ses écrits (2) .

Après de courtes études inabouties en électronique, séchant souvent ses cours, en témoignent les nombreux rendez-vous notés dans son agenda personnel entre janvier et février 1958,   il part le 1 er mars suivant faire un service de 27 mois en pleine tourmente algérienne.

  «  Ma complète négligence m'a fait me moquer totalement des différentes convocations militaires que j'ai reçues et je me suis brusquement retrouvé - tiens-toi bien - à la Brigade de Parachutistes Coloniaux où j'ai, avouons-le, bien souffert  »(3) voir note.

Le 8 avril 1959, c'est sous l'uniforme de grenadier voltigeur qu'il tombe, fauché par les balles du FLN dans la région de Taher. De façon prémonitoire, il avait écrit sa fin tragique quelques mois auparavant : «  Je pensais à cette embuscade, aux morts qu'elle pouvait causer, aux cadavres semblables à celui-là que j'avais à contempler, à mon cadavre qui pouvait un jour ressembler à celui-là  »(4) voir note.

Le grand frère de légende

Pour moi, son frère, qui avais à peine 9 ans le jour du départ d'André à l'Armée, il a fallu que je retourne sur les traces de ce jeune homme disparu il y a si longtemps.

Ce fut d'abord un travail sur ma propre mémoire. André, du fait de son internat, était un personnage furtif trimbalant légendes et anecdotes sur Madame Médard, Vézelay, Lakanal, sa professeur de piano Madame Delespaul, la librairie Joseph Gibert boulevard Saint-Michel où il avait travaillé comme vendeur, ses disques d'Edith Piaf, de Dinu Lipatti (5) et de Bill Haley (6) que nous écoutions sur notre pick-up..... Je me souviens d'un grand frère gentil, un beau garçon à la voix douce, mais aussi autoritaire quand j'étais turbulent. C'était aussi le musicien qui, rue Notre-Dame de Lorette (7) où nous habitions, faisait résonner le piano droit avec des sonates de Beethoven, des Valses et des Polonaises de Chopin. C'était l'admirateur de Gérard Philipe (8), mais aussi de Zizi Jeanmaire, Jacqueline François et Françoise Sagan. Je me souviens de ses premières surprise parties dans l'appartement familial ou le soir dans la laverie de ma mère, place Gustave Toudouze (9). L'influence du Saint-Germain-des-Prés de l'après-guerre n'était pas loin. J'en garde une certaine empreinte, moi qui suis plutôt de la génération de mai 68.

Je me remémore encore quelques moments tendres de ses rares passages   à Paris ou dans notre petite maison de banlieue, à La Varenne Saint-Hilaire près des bords de Marne. Me reviennent son rire, sa mise de dandy, ses boutons de manchettes et sa belle cravate rouge sang ornée d'un torero que j'ai gardée jusqu'à aujourd'hui, précieuse relique familiale. Ou encore ce dernier été de 1957 au Club Méditerranée à Leysin en Suisse : les seules vacances que j'ai passées avec lui alors qu'il était animateur pour enfants.

Et puis... et puis le dernier jour, ce matin du 1 er mars 1958 avant qu'il ne prenne son train à la gare d'Austerlitz. Il se rasait devant la glace de la salle de bain.

Dernier mots échangés : je me souviens lui avoir dit - « Je te garderai les « Mickey » ( Le Journal de Mickey qu'il lisait avec moi), - « oui ! ! » (rires)...

Dernier au revoir, et puis c'est tout, c'est fini.

La mort confisquée

Le 8 avril 1959, jour de sa mort, était un mercredi. Le message de la Mairie arrivera quelques jours plus tard. Souvenirs en bribes : nous sommes à La Varenne, un dimanche probablement, d'où nous rentrons précipitamment à Paris. Des pleurs, mon père conduisant sa 403, le visage fermé, ...des soupirs. Ma mère, rentrée par une autre voiture, apprend la nouvelle en arrivant à Paris et s'évanouit : aussitôt des amis et des membres de la famille se rendent auprès d'elle pour la soutenir du « coup de poignard » qu'elle vient de recevoir. Mon frère Alain et moi sentons que quelque chose de grave vient d'arriver  : - « Mais Papa qu'est-ce que tu as ? », « - rien les enfants, rien ! ».

Les jours passent, les amis passent, toute la famille défile à la maison, les pleurs, les pleurs, ...ma mère pleure toute la journée. Et moi je ne sais toujours rien. Et puis un jour je pose la question : « Qu'est-ce qu'elle a maman ? Pourquoi elle pleure tout le temps ? André est mort ? ». Quelqu'un répond : « non mon chéri, il est seulement blessé, ta mère est très inquiète».

Approche le 11 mai, jour de son enterrement, après que le corps de mon frère eut été rapatrié. Une semaine avant, le faire part de la mort du Soldat André SEGURA (10) est placardé sur la vitrine de la laverie, place Gustave Toudouze : encadrés de noir, les noms des membres de ma famille y figurent en bonne place, le mien compris.

Oui ! il a fallu que je me débrouille avec ces quelques caractères imprimés, rendant froidement compte d'une réalité terrible que personne, même les plus proches, n'avait osé m'avouer : mon frère André était mort ! Par-dessus ma tête se bredouillèrent encore quelques mensonges dissimulant la gêne qu'expriment les adultes embarrassés d'avoir à dire une vérité honteuse à un enfant. Et puis mon père finissant par me dire : « C'était pour ne pas te faire de la peine ! ».

On m'a également confisqué l'enterrement : je suis resté à Chennevières chez des amis de mes parents ce lundi-là ; obsèques dont il ne me reste que le carton du faire part et trois photos floues prises à la va-vite par des proches.

Un enterrement avec ses discours, ses honneurs militaires, les décorations et la mention « Mort pour la France » que je retrouverai une décennie plus tard sur mon propre livret militaire ; préjudice indélébile qui me dispensera d'aller moi-même sous les drapeaux.

Voici, le temps d'une salve d'armes à feu, André devenu martyr de la patrie mais aussi, aux yeux de mes parents, l'exemple à ne pas suivre. « Ton frère a pleuré des larmes de sang » était le refrain seriné dès, qu'à l'école, je m'écartais trop du droit chemin.

Les cendres enfin exhumées

L'absence de ce grand frère a pesé longtemps, puis s'est peu à peu dissipée. Les trente glorieuses gaulliennes, le Twist et mai 68 ont tout balayé. La famille Segura a fini par se passer de ce « héros » plein de promesses, sauf ma mère pour qui André aura manqué jusqu'à sa propre fin en 1975. Le « coup de poignard retiré », la blessure ne n'est jamais refermée, j'en suis sûr.

Ni mon frère Alain, ni moi-même n'avons remplacé ce frère disparu, dont la photo prise par les Studios Harcourt en novembre 1957 continuait de nous lancer un dernier regard figé. Le cercueil de plomb refermé, le dandy avait emporté ses secrets.

Du moins le croyais-je ! Mes parents avaient en fait gardé toute la correspondance d'André, des notes, des cahiers, beaucoup de photos, des bulletins scolaires, des diplômes, des papiers, ses médailles, son béret de parachutiste avec lequel j'avais même joué étant enfant, quelques attributs, dont le tout tenait dans trois boîtes en carton.

En 2001, encouragé par Nathalie Jungerman dont le travail porte depuis plusieurs années sur le genre épistolaire, j'ai ouvert en sa présence les trois boîtes conservées. Nous avons réuni et classé toutes les lettres qu'il avait envoyées de France puis d'Algérie, pendant ses treize mois et huit jours de service militaire : une centaine de manuscrits complets et intacts que nous avons par la suite dactylographiés et annotés.

Du 1 er mars 1958 au 4 avril 1959, soit quatre jours avant sa disparition, André a écrit. Des lettres pathétiques qui témoignent de sa douleur, de son ennui, de ses angoisses, mais aussi de ses petites joies et de ses besoins matériels (argent, livres, friandises). Ce que j'y ai découvert surtout, de la part de ce jeune homme désespéré qui exprime sa misanthropie et la forte impression de ne pas être à sa place, c'est un besoin immense et pudique d'affection et de réconfort, que ni sa famille, ni ses amis ne pouvaient - éloignement et absence de permission obligent - lui apporter. «  Comment puis-je supporter ces sinistres cons qui parlent, comment pourrai-je les supporter. Leur existence démesurée m'effraie, ils sont envahissants, monstrueux. Comme j'ai raison d'avoir mal de vivre, je suis de trop devant ces débordements, je voudrai me fondre, m'évaporer. Mais misérablement j'existe moi aussi . » (11), voir note.

Ces lettres sont aussi riches d'anecdotes sur l'entraînement militaire, l'apprentissage des paras, les sauts fantastiques, le travail d'infirmier, l'ambiance lourde des chambrées. Elles « photographient » la vie et l'atmosphère des casernes de la fin des années 1950.

Personnellement, cette correspondance adressée à mes parents dans le temps réel du conflit algérien soulève mon dégoût et me  scandalise, car elle témoigne de la manière dont, avec plus ou moins de ménagement, l'Armée française en pleine guerre coloniale traitait des jeunes gens de vingt ans, avant de les envoyer « assurer le maintien de l'ordre »... tuer et se faire tuer. «  Plusieurs de nos camarades qui sont maintenant en poste mènent l'existence des pires moments de la guerre mondiale : occupant à trois des postes isolés, attaqués par 30 fellaghas bien armés et n'ayant pour répondre que quelques grenades et 3 fusils. De plus on met là des braves garçons tout à fait incapables d'affronter une situation militaire si simple fut-elle (...). Et lorsqu'on demande pourquoi les soldats de métier se rongent le frein dans des casernes françaises, on vous répond que la vie d'un militaire de carrière coûte cher tandis que celle d'un appelé... Et comment ne pas être amer devant un tel cynisme - et même le mot est trop beau pour cette inconscience prétentieuse  » (12), voir note.

Le jeune homme transfiguré

Pour qui entreprend d'en faire la lecture, ces lettres, bouleversantes, drôles, tragiques, exhumées quarante-cinq ans après, sont la trace émouvante d'une vie en devenir, fauchée en pleine jeunesse.

Enfin au-delà de ce j'y ai trouvé sur le service militaire d'André et sur son odyssée nord africaine, au-delà de l'éclairage modeste, mais vivant, de la guerre d'Algérie, relire ces lettres a été pour moi un travail de reconstitution par strates de ce frère trop tôt disparu.

Le jeune homme de vingt ans que j'ai connu dans mon enfance.

Puis le jeune homme dont j'ai recroisé le spectre, lorsque j'ai eu vingt ans moi-même, par la persistance du mythe qu'il avait imprimé dans ma famille ; et dont la personnalité semble, encore aujourd'hui, m'imprégner.

Enfin le jeune homme dont la silhouette s'est transfigurée par mon regard d'adulte, à travers ce qu'il m'a donné à (re)découvrir dans sa correspondance.

Jean Segura

Paris, octobre 2003

Remerciements

À Fabienne Manescau et à mes trois enfants, Olivia, Arthur et Viviane, en mémoire de cet oncle qu'ils n'auront jamais connu.

A Claude Jaillard qui a connu André à Vezelay.

 

1. Pièce de Heinrich von Kleist créée au Festival d'Avignon en 1951

2. André s'exprime en privé sur ce sujet : voir textes en annexe I des 7 septembre, 29 octobre et 14 décembre 1958

3. Brouillon de lettre envoyée à un ami, écrite de Cherchell en Algérie, en août 1958

4. Lettre du mercredi 2 juillet 1958, à Cherchell

5. Pianiste roumain, spécialiste de Chopin et de Mozart, disparu en 1950 à l'âge de 33 ans.

6. Rock Around the Clock , 45 tours de la bande originale du film de Richard Brooks Graine de Violence (1955)

7. A Paris dans le quartier Saint-Georges dans le neuvième arrondissement

8. L'acteur français va mourir le 25 novembre 1959, quelques mois seulement après la mort d'André, il avait à 37 ans.

9. Paris, dans le Quartier Saint-Georges

10. Voir en annexe

11. Lettre du vendredi 12 septembre 1958, zone d'insécurité

12. Lettre du mardi 30 décembre 1958, Constantine

 

André et Jean Segura à Paris, en hiver 1957

Lettre à son ami Joël. Cette lettre a été retournée à André par Madame B., mère de Joël .

[Samedi 1er mars 17 h30 1958, Mont-de-Marsan]

Quelle déception ! Je viens de m'apercevoir que mon imagination est loin d'être fertile : en effet l'horreur de ce qui m'attendait dépasse de beaucoup toutes mes suppositions. C'est tout bonnement innommable et je ne saurais insister ; je dirais simplement que je suis sûr qu'il existe en France des animaux mieux traités que nous.

La chambre est une immense pièce glaciale contenant une vingtaine de lits à 2 étages en ferraille infecte, des paillasses ornent ces couches et des draps gris les agrémentent, il fait très froid et nous n'avons que 2 misérables couvertures de coton.

Il n'y a d'eau que dans un bâtiment à 300 mètres de celui où j'habite : 20 robinets pour 300 types. Le caporal de notre section m'a confié ne pas s'être lavé depuis 1 mois (authentique).

Enfin ce qui me console c'est que la nourriture étant non seulement immangeable mais irrespirable je mourrai de faim avant d'avoir pu aller à la guerre.

Les quelques soldats avec qui j'ai parlé m'ont avoué être là depuis 4 à 6 mois et n'avoir jamais eu de permission. Au bout d'un maximum de 6 mois chaque section part inévitablement en Algérie. Rien ne saurait me retirer d'ici et surtout pas des raisons physiques. Je crois qu'il ne peut pas exister pire. On nous a quasiment rasé la tête, vêtu de loques crasseuses, même pas donné de serviettes de toilettes (très très secondaire à ce que je comprends).

Je ne t'ai pas écrit ce matin car on nous a cueillis à la descente du train.

Par-dessus tout cela je n'ai même pas droit à la F.M. et tu devras m'écrire en mettant un timbre.

Soldat 2e Classe SEGURA Albert

BPC CI2

1e Section 58 1A

Caserne Bosquet

Mont-de-Marsan (Landes)

Enfin dis toi bien que tout ce que tu pourras imaginer de pire sera encore très très loin de la vérité.

Je comprends alors les gars qui acceptent de partir en Algérie car je crois j'en suis à faire de même si on me le proposait ce soir et presque sans hésiter.

C'est épouvantable.

André Segura

1er Mars 17H30

[Carte postale adressée à Monsieur et Madame Segura, 33 rue N D de Lorette Paris IXe]

[Mercredi 13 mars 1958, Bordeaux (Gironde) - Côté Nord de la cathédrale et Tour Pey-Beyland]

J'ai pu un temps regarder sourire la vie civile mais au poids de quelle amertume !

André Segura

jeudi soir

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'AGÉRIE, pages 61-64

[Veille de départ à Lourdes, samedi 5 avril 1958]

Étonné d'être sans lettres de vous, j'ai bien reçu le colis et hier soir le mandat de Papa. Je ne sais pas s'il est prudent de vous envoyer par la suivante le bon de colis auquel j'ai eu droit, étant donné les grèves.

Le mandat est arrivé comme la manne céleste : en effet en instance de partir pour Lourdes - c'est la seule sortie qui nous est autorisée à l'occasion de Pâques - je venais de payer avec mes derniers sous le prix du voyage et je me revoyais les poches vides dans les rues de cette ville, image de ma liberté momentanée.

Quelques nouvelles pêle-mêle.

Remise des fourragères (1) samedi ; j'ai à charge de préparer un divertissement présenté par la section ce n'est pas très simple.

Nous sommes allés faire un exercice de nuit dans des palombières très style « gourbis ». Nous étions un campement de fellaghas (2) et on larguait tout le peloton de sergent pour nous descendre. Le sous-lieutenant ayant sommeil, il m'a confié toute la direction du campement : organisation de la défense - pièges à grenades, sonnettes - et installation des postes d'observation avec consignes au guetteur, consignes de relève etc. C'était assez passionnant. Tout s'est fort bien passé : les sergents étaient beaucoup plus armés que nous mais nous les avons fatigué de petites rafales de tous côtés et nous avons pu nous replier.

Ma cote d'amour est remontée à 17 (meilleure note). Je suis au mieux avec le sous-lieutenant et tout irait très bien si je pouvais lui procurer ce qui lui manque : « le chef de section s'alimente de fin et bon Whisky (Johnnie Walker)... !!! Je me sens de plus en plus près d'accéder aux EOR. donc de sortir sous-lieutenant dans 6 mois ce qui en plus de la différence de solde m'amènerait au confort salutaire. Il ne faut pas compter sur une permission avant.

Grand pèlerinage parachutiste à Lourdes. Comme cela s'entend l'armée est « bien pensante » et d'extrême droite : il est hallucinant de voir comment ces gens croient en la chapelle : « Aimez-vous les uns les autres ! » tout en tuant avec ardeur tout un chacun.

Ici ne suscitent l'admiration que des gars comme le colonel Château-Jobert (3) qui sont capables à froid d'enfoncer leur couteau dans le dos de n'importe qui. C'est un critère comme un autre !

J'avais bouché le logement du percuteur de mon fusil ce qui avait failli me valoir 8 jours de consigne sur l'ordre du lieutenant chef de groupement. Mon chef de section m'a aidé à le déboucher et m'a supprimé ma consigne. Le lieutenant chef de groupement lui a demandé de me les remettre pour négligence !?!

J'ai perdu une cartouchière ; lors de la remise des équipements on s'en est aperçu malgré les efforts de mon sous-lieutenant. Cela devait me valoir un minimum de huit jours de prison. En effet ici dès qu'on perd quelque chose il faut faire un compte-rendu de perte qui entraîne automatiquement de la prison. Mon chef de section a fait le compte-rendu à son nom (...) il a été refusé. Hier de corvée au fourrier j'en ai pris une et tout s'arrange.

Nous avons 3 jours de repos : aujourd'hui, dimanche et lundi ; je serai demain et après-demain à Lourdes moyennant 1500 francs sans compter mes dépenses personnelles.

Nous aurons nos cartes aujourd'hui vraisemblablement ce qui nous permettra désormais de quitter la caserne lors des quartiers libres : je vais enfin pouvoir manger correctement une fois par jour.

Les conversations ici se ramènent souvent aux sauts en parachute et si je me laissais aller j'irai me porter volontaire pour le saut mais je sais que toute question de frousse mise à part - le saut ne m'effraie absolument pas - mes nerfs risquent de trop se fatiguer et de me causer des palpitations de coeur mortelles pendant la chute. De toutes façons ils ne me laisseront pas y aller, pourtant...

Mes cheveux commencent à peine à repousser et il me faut déjà retourner chez le coiffeur. Vous ne pouvez imaginer ma tête de bagnard : je me fais peur. Le soir des exercices aux palombières nous étions camouflés, le visage tout enduit de noir, le spectacle était parfait, sans commentaires. Le chef de section m'avait délégué pour lui acheter à boire et j'ai du pénétrer dans une auberge ainsi maquillé, inutile de préciser la scène.

Voilà ! Des gars sont en train de sauter en parachute en face de nos fenêtres. Dans la chambre certains sifflent, d'autres jouent de l'harmonica, d'autres comme moi écrivent. A côté le sergent a monté son magnétophone et il nous parvient des échos de musique douce ; tout à l'heure on est venu nous chercher, mon camarade de lit et moi, pour danser un charleston. Le soleil est magnifique et nous ne sommes pas trop tristes à la perspective de ce week-end de détente.

Timbres !!! (4)

Le temps passe maintenant plus vite qu'au début et espérons que je vous reviendrai presque officier ce qui me semble appartenir au domaine du probable.

On s'habitue à tout et la volonté compte pour beaucoup. D'autre part des activités plus intéressantes, un tri parmi les gars et une connaissance réciproque plus approfondie avec nos supérieurs font que les gens intelligents restent entre gens intelligents, aident les gens intelligents et je ne crierai plus avec Mirabeau :

« Mon Dieu, donnez-moi la médiocrité !»

Enormes baisers pour tous

André Segura

 

1. Fourragère : insigne de distinction honorifique permanent accordé définitivement aux unités militaires qui se présente sous la forme d'un cordon tressé.

2. Les partisans armés qui luttent pour l'indépendance de leur pays.

3. Pierre Château-Jobert est né le 3 février 1912. (Il sert pendant la deuxième guerre mondiale, puis Indochine, et Algérie). En 1957, il commande la Brigade de Parachutistes Coloniaux (BPC). En mai 1958, il soutient le mouvement en faveur du maintien de l'Algérie Française jusqu'en 1962 date à laquelle il part clandestinement pour y prendre le commandement de l'OAS de l'Est-Algérien...

4. En marge, de biais, souligné dans le texte.

[Dimanche 13 avril 1958, Mont-de-Marsan]

Cloué une fois de plus au lit par une épouvantable piqûre, je fais un effort pour vous accuser réception de vos colis et mandat.

Rentré de Lourdes par une nuit bien froide la vie a repris cependant quelque peu variée, car en effet nous avons maintenant la possibilité de quitter la caserne chaque soir entre 17h et 21 h et le dimanche toute la journée, nous ne pouvons sortir de Mont-de-Marsan, limite de la garnison, mais malgré tout j'ai eu l'impression que quelque chose m'était rendu.

En effet un repas digne de ce nom, des consommations dans des cafés, la liberté de mouvement, tout cela nous donnait un semblant de liberté mais je me suis vite rendu compte que les murs de ma prison s'étaient un peu agrandis et c'est tout. Mont-de-Marsan est une vaste caserne, la population nous est hostile, les prix inabordables. Tous les endroits "bien" sont bloqués par les officiers et il est inutile de nous y présenter. On ne croise que des parachutistes et il nous faut saluer tous les dix mètres - Comme c'est triste -

Le mandat est arrivé juste à temps. je me trouvais démuni complètement et même endetté pour mon dernier et premier week-end libre ici.

Dernier en effet car nous partons dimanche prochain pour les Grandes Manoeuvres desquelles nous reviendrons dans 3 semaines. À peine de retour nous partons au stage de saut à Pau où nous serons brevetés parachutistes après un minimum de 6 sauts d'avions précédés de 6 sauts de tour (18 mètres au bout d'un câble) et de 7 sauts de tour oblique.

Je ne sais si j'aurai le temps d'être breveté avant mon départ pour les EOR. de toutes façons, tout cela se bousculera. Nous ne restons plus que 8 candidats et j'ai paraît-il toutes mes chances. En effet je suis très camarade avec le sous-lieutenant chef de ma section qui est avec un caporal la seule personne intelligente que j'ai rencontré ici, nous sortons souvent ensemble et passons d'excellentes soirées si tant et qu'on puisse passer d'excellentes soirées à Mont-de-Marsan.

Naturellement je ne mets plus jamais les pieds au réfectoire et je me nourris de ce que vous m'envoyez et de ce que j'achète en ville.

J'ai besoin de dentifrice Fluocaril (pharmacie) envoyez des conserves. Je peux faire chauffer du manger. J'ai acheté avec un camarade un réchaud à alcool - Envoyez du thé, du sucre, du nescafé, de la confiture dans le genre de celles qui vous avez l'habitude de me mettre.

Je me ruine en cafés au lait et croissants.

Je vous embrasse

André Segura

Ce Dimanche 13 avril

P.S. J'adore ces petits chocolats.

[Jeudi 1 er mai 1958, Mont-de-Marsan]

Il vient de m'arriver une chose assez extraordinaire : nous sommes rentrés hier soir de Ger et une lettre m'attendait timbrée et postée de Mont-de-Marsan. Ne connaissant encore personne j'étais quelque peu intrigué. Il s'agissait d'un mot de la convoyeuse blonde (1) d'un certain âge que vous m'avez vu saluer à plusieurs reprises ; son fils est adjudant à la Brigade et elle habite à la caserne. Elle a su que j'étais ici par Angèle et Yvette (2) qui se trouvaient avec elle à Leysin (3). Elle m'avait fait demander au poste le Dimanche de mon départ pour Ger et bien sûr n'avait pu me voir. Je suis allé chez elle hier soir : son fils vient de partir en AFN (4) et sa belle-fille est bien installée...

Je viens à la seconde de ramasser 2 jours de prison au départ c'est-à-dire au minimum 15 jours de prison dont 8 jours de cellule parce que j'étais garde-chambre et la pièce était sale. Je suis en conséquence rayé de la liste des EOR et destiné à rester 2 e classe ad vitam eternam . C'est ce bon caporal chef qui vient de me les mettre et cette fois-ci, je l'ai vu écrire la demande de punition. « Adieu veaux, vaches, cochons, couvées... ».

Adieu à vous aussi

André Segura

Mont-de-Marsan 1 er mai

1. Il s'agit de Simone, employée du Club Méditerranée

2. Angèle et Yvette Lahana, deux soeurs originaires d'Istanbul, amies d'enfance des parents d'André et tantes de Claude Aziza (lettre du 26 avril)

3. Leysin : station touristique de montagne en Suisse dans les Alpes Vaudoises. André y a séjourné en qualité de G.O (gentil organisateur) pendant l'été 1957

4. AFN : Afrique Française du Nord

[Vendredi 2 mai 1958 - non datée, Mont-de-Marsan]

Au reçu de votre lettre, je vous réponds immédiatement afin de vous rassurer. Je suis bien fatigué et chaque petite égratignure s'infecte, je me retrouve donc avec un énorme furoncle à la cheville auquel la nourriture ne doit pas être étrangère ; d'autre part une légère égratignure à la main m'a provoqué une poussée de lymphangite comme j'en ai déjà eu. Seulement n'étant pas soigné, j'ai craint une septicémie. Maintenant cela va un peu mieux.

Hier je vous ai envoyé une lettre à la suite d'une nouvelle altercation avec le caporal-chef. Le résultat a été bien simplement 4 jours de salle de police ce qui n'est pas grave car n'a aucune conséquence sur ma candidature aux EOR. D'autre part nous ne sommes pas rasés, nous couchons dans de meilleures conditions et mangeons sensiblement la même chose que les autres. Nous continuons de toutes façons à faire l'exercice avec la section.

Ce bon caporal-chef vient de demander et d'obtenir sa mutation dans une section de nouvelles recrues. Malheureusement notre chef de section nous quitte aussi pour partir en A.F.N. et nous ne savons pas encore qui le remplacera.

Le temps a l'air définitivement au beau fixe. Nos chambres sont très agréables parce que mieux situées que les anciennes. Mon lit est près de la fenêtre et je dors presque en plein air. Le matin j'ai les rayons du soleil les plus gais et la cour de la caserne se colore grâce aux nombreuses feuilles qui garnissent les arbres déjà. On nous diffuse de la musique de variété à longueur de journée et l'atmosphère de fête qui règne à Mont-de-Marsan nous parvient un peu jusqu'ici.

Je viens d'avoir une nouvelle prise de bec avec le caporal-chef qui me reproche d'avoir rapporté ses propos au sous-lieutenant Gibier et d'en avoir obtenu (lui) 4 jours de prison avec demande d'augmentation. Ce coup-ci risque de m'être fatal pour les EOR car le caporal-chef veut me traîner jusque chez le capitaine commandant la compagnie. Peu m'importe s'il se retrouve en prison.

D'ailleurs j'en ai assez, parlons d'autre chose. Je vous ai raconté dans ma dernière lettre comment j'ai retrouvé Simone la convoyeuse. Elle m'avait invité chez elle pour dîner Samedi soir mais comme je serai en salle de police, c'est annulé. Pour ce qui est de l'éventuel voyage de papa, ce sera difficile car l'examen a lieu Lundi 12 et Mardi 13. En conséquence je ne pense pas avoir ma journée de dimanche.

Ce matin j'étais consultant dentaire car mon plombage avait sauté durant les manoeuvres. N'ayant pas de dentiste à la Brigade, je suis allé à la base aérienne qui se trouve à deux kms d'ici. J'ai pu constater l'énorme différence entre les deux. Tout d'abord ils occupent un espace beaucoup grand donc plus ouvert, plus vert, il y a d'immenses pelouses, des parterres de fleurs, de grandes allées bordées d'arbres. L'atmosphère est gaie et détendue, chacun se déplace en vélomoteur, scooter ou le plus souvent en voiture. Chacun rentre et sort comme il veut, tous ont le droit de se mettre en civil. Les 3/4 sont gradés et le 2 e classe est très rare. Leur foyer est un bar où l'on vent de tout et très joli comme cadre, ils ont un bar ambulant qui se déplace sur toute la base et l'on peut trouver à boire et à manger. Leurs installations sanitaires sont impeccables ; il paraît que la nourriture est excellente ; leurs chambres petites et propres. Ils ont des armoires individuelles...

Je reprends ma lettre après plusieurs heures ; je ne fais qu'entendre parler de cette histoire avec le caporal-chef, je vais de convocation en convocation, de sermon en sermon et j'en ai plein le dos. Tout se déchaîne contre moi, toute cette horrible mafia que forment les sous-officiers de carrière contre les malheureux appelés que nous sommes : sous-lieutenants et 2 e classe. Je suis profondément écoeuré par l'immensité de la bêtise humaine et j'espère qu'elle n'aura pas un jour ma vie en compte.

Je n'en peux plus

André Segura

TSVP

P.S. Je m'aperçois que j'ai omis de vous accuser réception du dernier colis que vous m'avez envoyé et particulièrement les friandises de Tante Gisèle qui sont venues adoucir un peu mon abominable vie. Je n'ai pas encore reçu le mandat ni le colis partis par le même courrier que la lettre dernièrement reçue (ce matin) mais ça ne saurait tarder

- le garçon qui a mes affaires s'appelle, je crois : Gervais -

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE,   pages 76-77

[Mercredi 7 mai 1958, Mont-de-Marsan]

Voilà 4 jours que je n'écris pas, que je me force à ne pas écrire car vous m'auriez cru fou ou presque c'est à dire neurasthénique.

De 7 heures à minuit et demie je me suis offert les corvées les plus pénibles et quand j'ai pu enfin m'allonger sur une paillasse éventrée, un énorme cafard s'était déjà installé et semblait ne plus attendre que moi pour commencer les réjouissances nocturnes ; j'ai dû tomber en période de Sabbat pour la vermine car tout ce qui peut exister de puces, de punaises, de cafards, de souris, de rats et bien sûr de petits visiteurs gentils appelés couramment « morpions » s'étaient rassemblés là. Bien qu'épuisé de fatigue - je souffre en ce moment des suites d'un vaccin contre la fièvre jaune, je n'ai pu dormir plus de 5 minutes. Il faut dire qu'à la gloire de mon repos officiaient toutes les odeurs les plus agréables qui existent en ce monde ainsi que les bruits les plus divers : ronflement, course de rats, relève de la garde etc.

J'écris très mal car mes deux mains, la peau arrachée par l'épluchage de milliers de patates, ont été brûlées par l'eau de javel dans laquelle je les ai trempées pour laver certains endroits que vous devinez sans doute.

Pourtant, pourtant un miracle de bonté d'âme de la part de l'adjudant de compagnie a fait que samedi soir on m'a effectué une levée d'écrou pour me permettre d'aller dîner chez la convoyeuse Simone qui en avait demandé la permission dans la journée. Mais dimanche matin dès 8 heures j'avais réintégré les locaux disciplinaires pour ne pas les quitter avant lundi matin 7 heures. Comme par hasard cette fin de semaine s'est avérée merveilleuse et les échos de la fête me sont parvenus toute la journée durant.

Je ne vous dirai pas l'état dans lequel je suis sorti hier ; nous avons un mur mitoyen avec un asile de fous, j'ai bien cru qu'il me faudrait bientôt le passer. De toutes façons comme disait un de nos caporaux : les « folles » c'est une affaire qui marche...

Lundi a eu lieu la remise officielle des fourragères (1) avec musique, colonel, défilé en tenue camouflée etc. J'avais la meilleure place : j'étais à ma fenêtre au 3 ème étage et je voyais tout parfaitement bien. Sans commentaires. Le sous-lieutenant Gibier est parti pour sa permission pré-AFN et avec lui le seul appui solide que j'avais ici. Maintenant je suis en proie à toute la meute des sous-officiers qui me font payer le prix de leur rancoeur. Je ne vous décrirai rien car cela vous attristerait par trop. Simplement je dirai qu'il est bien triste de mesurer l'étendue de la bêtise - mais la vraie, la pure, la solide bêtise comme on a du mal à la concevoir ici-bas.

On m'a volé les 3000 francs que vous m'avez envoyés et je me retrouve avec 5 francs dans la poche pour partir à Pau lundi prochain à l'examen des EOR. D'autre part toutes les sections partent demain soir en perm pour 6 jours sauf nous car il faut bien quelqu'un pour les corvées et la garde. Mais il paraîtrait que dès le retour des sections de base nous obtiendrions nous aussi cette perm, c'est à dire dans 8 jours à peu près et il nous faut payer 1/4 de place dans le train c'est à dire environ 1500 à 2000 francs.

Je me trouve d'autant plus ridicule que Simone s'en va demain et que vu ses nombreuses invitations - j'ai oublié de vous dire que le jour de la remise des fourragères j'avais mangé au mess avec elle et sa belle-fille à quelques chaises de mon adjudant de compagnie - j'avais conçu le projet de l'emmener prendre ne serait-ce qu'une glace en ville ce soir.

Je souffre d'un point dans le dos depuis une 15ne de jours, et chaque soir en me couchant j'ai une fièvre de cheval. Cette nuit nous avons terminé la corvée de pluche à 2h30 du matin et nous nous sommes levés à 5h30 : je ne tiens plus debout et pendant que mes camarades mangent je m'en vais essayer de dormir un peu.

A bientôt peut-être !

André Segura

Mercredi 7 mai 1958 12h00

1. Voir lettre du 6 avril 1958

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 86-87  

[Dimanche 25 mai 1958]

Les lettres de maman me manquent. Je sais combien il lui est inhabituel d'écrire mais je m'étais fait au plaisir de recevoir régulièrement quelques lignes me parlant de vous. J'espère que cette mauvaise bronchite vous a définitivement abandonné. J'ai d'ailleurs été quelque peu surpris de savoir papa atteint, lui qui n'est pour ainsi dire jamais malade.

J'ai bien reçu le colis au complet et remercie infiniment tante Gisèle qui m'a tout particulièrement gâté ; j'ai entre autres beaucoup apprécié les loukoums. Surtout après deux jours de marche et de combat ininterrompus - 30 kms par jour - les sucreries étant d'excellents remontants. J'ai aussi trouvé le slip, les socquettes et les affaires de toilette comme une manne du ciel : en effet le quartier étant consigné je ne pouvais plus rien me procurer en ville. Je suis rentré de ces deux jours de combat les pieds en sang. Je crois vous avoir dit que nous avons maintenant pour chef de section un sergent-chef d'active surnommé dans la caserne le pin-up boy : il a en effet les plus beaux treillis - américains - c'est un moniteur de saut, il a fait des stages de commandos nageurs etc. Au début, comme tous les sous-officiers, il s'est montré sec avec nous. Mais maintenant il est sympathique. Il a vu combien j'ai peiné pour arriver jusqu'ici mais je ne me suis jamais plaint. Dès notre retour on nous a ré-équipé pour l'alerte et par gentillesse il m'a désigné comme garde chambre. Ce combat avait pour but d'impressionner la population ; en effet nous sommes partis 4 sections complètes avec énormément de munitions et nous avons fait cracher nos armes un peu partout. Chacun se camouflait chez lui et les femmes fermaient leurs volets sur notre passage.

Le lendemain matin de notre retour, hier matin, nous passions les épreuves sportives du peloton de caporal. Inutile de dire mon handicap avec mes pieds ; j'ai néanmoins été parmi les meilleurs du contingent au grand étonnement des officiers qui ne me connaissaient que de vue et qui de ce fait me jugeaient assez peu athlétique.

Nous devions continuer dans l'après-midi mais nous avons été désignés pour monter la garde ; je me trouvais sur les listes mais le sergent-chef est arrivé et m'a fait rayer. Je suis donc garde chambre et depuis hier je suis allongé sur mon lit. Ce matin j'ai eu un copieux petit-déjeuner et je ne me suis levé qu'à 9 heures et demie pour aller faire une grande toilette. Maintenant, après avoir donné un léger coup de balais - la chambre n'était pas sale du fait de l'absence de mes camarades - je suis allongé au soleil en attendant midi.

Le quartier étant toujours consigné je ne suis toujours pas allé chercher mon linge. J'ai cassé les charnières de mes lunettes et il me faut les réparer au plus tôt.

La permission me semble bien compromise. En attendant je vous embrasse tous.

André Segura

Dimanche 25

Avez-vous reçu mes dernières lettres ? Dites-moi les dates et un mot se rapportant à chacune pour vérifier la régularité du courrier.

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, page 91  

[Mercredi 4 juin 1958, Mont-de-Marsan]

Sans nouvelles de vous depuis le 9 mai, je comptais trouver une lettre par le même courrier que votre dernier mandat de 5000 frs mais en vain.

A l'instant, un camarade me signale qu'un nouveau mandat m'attend au bureau du vaguemestre. Espérons que le courrier de ce midi me sera favorable.

Heureusement que je reçois des lettres charmantes de Claudy pour tromper mon ennui, ma fatigue, ma lassitude. Elle m'a, entre autres, rapporté une visite de maman à Raymonde (1) et il m'a plu de revoir en pensée maman, dans sa 4 CV allant rendre visite à son amie ; c'est idiot mais cela m'a permis de revivre en imagination un peu de notre vie.

J'ai reçu aussi une lettre d'un certain Bertrand Michon qui devait se trouver avec moi à Vézelay - il me parle du P. Dominique (2), de Serge Bayle etc. - mais dont je ne me souviens absolument rien. Il me dit être dans les paras à Bayonne et autres inepties que j'ai à peine pris le temps de lire.

Nous attendons les résultats officiels du P1. En fait, je sais déjà que j'ai failli être reçu 1 er de tout le contingent : heureusement, nous avions décidé avec des camarades de faire des tirs exécrables et je me suis doucement payé leur tête aux épreuves écrites : surtout au compte-rendu. Malgré cela, je suis à peine 2 ème  ; et pourtant ! les examinateurs comprenaient des types qui ne peuvent pas me voir. Comme prévu, mes histoires avec le caporal-chef n'ont pas eu de suite ; néanmoins, il a réussi à prouver que je n'avais pas fait le 1500 mètres ni le 8000 mètres et hier on m'a harnaché : sac au dos de 15 kg, casque léger, lourd, fusil, brodequins, et en voiture. En voiture, façon de parler, car on m'a tout d'abord fait faire 6 km jusqu'au départ du 1500 mètres. À peine arrivé, je suis testé : il fallait le faire en moins de 9 minutes, c.à.d. courir tout le temps. J'ai mis 6'50". On m'a laissé 1/2 heure pour souffler puis je suis reparti pour 8 km, en moins d'une heure. Les 3 premiers km sont les plus durs : je les ai fait sur de la route ce qui esquinte (...) les pieds. Ensuite, les 3 km suivants qui sont faciles à faire, je les ai fait sur du sable ce qui est très pénible. Les 2 derniers km sont épuisants et la route m'a un peu plus endolori les pieds. J'ai mis 57'. Je suis donc considéré maintenant apte au saut et je pars au stage samedi prochain. J'oubliais de vous dire que pour revenir, j'ai dû faire 10 km presque immédiatement après mon arrivée du 8000. Je me suis écroulé sur mon lit pour ne me réveiller que ce matin.

Le quartier a été déconsigné et j'ai pu récupérer mon linge ainsi que boire quelque chose en ville. Nous sommes allés à un bal d'une école de filles. On a tout d'abord voulu nous en interdire l'accès ; puis étant données nos protestations, nous sommes entrés mais presque toutes les filles refusaient de danser avec nous. Pour ma part, je n'ai invité personne ne jugeant pas une seule de ces pauvres idiotes digne de danser avec moi - ceci sans aucune prétention - mais la danse est pour moi un plaisir et je ne saurai le gâcher avec des paysannes bêcheuses par-dessus le marché et laides au-delà de toute imagination. J'ai rencontré à ce bal un ancien camarade de Michelet (3) qui habite Mont-de-Marsan.

Toujours pas de permission en perspective alors je vous envoie ci-joint un bon de colis et reprenons le système d'alimentation du mois dernier. Je vous envoie aussi à tous de gros baisers un peu las.

André Segura

Mercredi 4 juin

Reçois lettre avec timbres. Merci.

 

1. Raymonde R, mère de Claudie R et amie de jeunesse des parents d'André.

2. Père Dominique, moine bénédictin, l'un des professeurs d'André à l'École Saint-Bernard de Vézelay (1950 - 1952)

3. Lycée Michelet à Vanves où André a été pensionnaire (1955 - 1957)

[Jeudi 5 juin 01H30, Mont-de-Marsan]

Il est 01h00 du matin, je suis assis au bureau du poste de police et je suis seul réveillé. Nous montons la garde et, je ne sais pourquoi, on m'a mis deux galons rouges sur l'épaule et je fais fonction de gradé de relève.

Rien de plus curieux à l'armée qu'une salle de garde. Tout est sale, triste et laid, les rats gigantesques traversent la pièce en courant et vont se battre avec les pauvres types qui sont derrière la lourde porte que j'ai dans mon dos ; les tôlards. J'éprouve une sensation bizarre à me sentir responsable du repos de 3000 personnes et du bon ordre dans les munitions - un rat plus gros que les précédents vient encore de passer devant la porte - l'essence et le matériel et surtout de voir dans le tiroir qui baille à mon côté les clés énormes de ces serrures non moins énormes qui ferment les portes des prisons et de cette salle de police ; je me demande encore pourquoi je ne les ai pas tous fait s'échapper ; certainement pas la peur d'un châtiment mais je ne sais quelle bizarre conscience du devoir que je n'ai jamais connue.

Je dois tenir à jour le cahier d'événements. Tout à l'heure j'ai dû procéder à une mise sous écrou : la PM (1) m'a ramené un engagé qu'elle avait ramassé en ville complètement saoul et sans titre de permission. J'ai parmi mes prisonniers un caporal-chef mais pas celui qui m'intéresse, néanmoins cela n'est pas sans me déplaire.

À côté de moi la radio murmure une vague musique. Je ne m'ennuie pas et je n'ai pas sommeil, je suis dans un état de curiosité permanent, je ne saurais dire pourquoi.

Parmi les tôlards se trouve un gars que j'ai connu à l'infirmerie et j'ai cru bon de lui faire passer de la nourriture et de la boisson, il était fou de joie. C'est un pauvre orphelin de père et de mère qui n'a pour vivre que ses 30 frs par jour.

Malgré tout ce qu'elle peut avoir de repoussant, tout le monde aime bien la salle de garde et moi aussi.

Vous tous aussi je vous aime bien

André Segura

En salle de garde 5 mai (corrigé) juin 01h30

 

1. Police militaire

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 94-96

[Lundi 9 juin 1958, Pau]

Votre mandat est arrivé à temps pour me permettre de témoigner ma reconnaissance à Madame Spannier - belle fille de Simone - en l'invitant à dîner avec son fils au « Midou » qui est le plus joli restaurant de Mont-de-Marsan ; la pauvre femme est en ce moment dans un bien triste état car elle est sans nouvelles de son mari qui est à Tébessa depuis plus d'un mois alors qu'il (voir note) (1) lui écrit tous les jours. Deux télégrammes successifs sont restés sans réponse. Tout cela fait qu'elle ne cesse de pleurer et qu'elle pique une crise de nerfs après chaque passage du vaguemestre. Je suis allé dîner chez elle tous les soirs ou presque depuis le départ de Simone et je me suis efforcé, par cette invitation, de lui changer les idées et de la distraire : j'ai ma foi réussi à lui faire penser à autre chose et même à l'amuser. Pour la première fois elle a réussi à dormir la nuit.

Le lendemain, veille de mon départ, je l'ai consacré à retirer les diverses choses que j'avais en ville, linge, stylo, et à mettre de l'ordre dans mes affaires.

Quelques minutes avant notre embarquement pour Pau, on m'a remis la lettre de papa qui m'a causé un des plus grands plaisirs que j'ai ressenti depuis trois mois. J'y répondrai ultérieurement quand je serai dans le calme.

Car, pour l'instant je suis dans la chambre avec tous les camarades, il pleut et nous attendons Dieu sait quoi. Chacun s'agite, deux ou trois harmonicas nous fatiguent les oreilles. Juste en face de nos fenêtres, la fameuse tour de départ qui fait tellement peur à tous et qui a suscité tant de « dégonflages » : il s'agit d'une tour métallique de 20 mètres de haut possédant en son sommet une maquette de porte d'avion et du haut de laquelle nous devons sauter 6 fois. Au dire de tous, c'est beaucoup plus impressionnant que l'avion pour le seul fait qu'on y monte par un échelle et qu'on est relié au sol donc qu'on possède la sensation approximative de la hauteur.

Néanmoins après 12 mètres de chute libre, nous sommes freinés et déposés normalement au sol grâce à un système de suspentes. Ce qui est affolant, il faut le reconnaître, c'est le fracas des chaînes et le bruit de ferraille qui déclenche le saut d'un type, pourtant je pense ne pas avoir d'hésitation : c'est une question de volonté.

Nous sommes assez mal logés mais nous avons à deux pas un bloc sanitaire impeccable avec lavabo individuel, muni de glace et de prise pour rasoir, douches, WC, etc.

La nourriture est très haut dessus de celle que nous avons à Bosquet (2) et le système des repas est celui des self-service : plateau avec au fur et à mesure de la progression dans un passage obligé, les différents plats. On peut boire du vin ou du lait à table, il n'y a pas de corvées.

Nous commençons l'entraînement ce soir ou demain et mercredi les premiers sauts de tour, aussi bien tour de départ que tour d'arrivée - cette dernière étant une tour oblique car vous savez sans doute qu'on arrive pas au sol verticalement lorsqu'on est en parachute, il y a toujours une certaine dérive. Cette tour a pour objet de nous habituer à l'arrivée au sol et à la pratique du « roulé-boulé » : on glisse le long d'en filin incliné et on est projeté à terre à vitesse similaire à celle de la descente en parachute.

Il nous faut 6 sauts de chaque tour et environ 6 sauts d'avion pour être breveté. Comme l'été revient, nous ferons peut-être un saut de nuit ce qui, paraît-il, est tout particulièrement extraordinaire mais aussi tout particulièrement dangereux car déjà de jour on ne peut évaluer son altitude qu'après une longue expérience et on ne voit pas arriver le sol, de nuit c'est encore pire.

Les torches sont à mon humble avis un peu trop fréquentes : la dernière promotion en a eu deux, deux morts. Avant-hier, une autre a eu des conséquences moins dramatiques : il s'agissait d'un 15 e saut et le gars a pu faire ventral, il s'est quand même cassé une patte.

Nous venons d'avoir réunion de promotion et division par sticks - groupes de saut - je suis au milieu du stick ce qui est ni bien ni mal.

Nous avons retrouvé ici tous les candidats EOR des autres corps de paras qui ont passé l'examen avec nous ; aucun n'a de résultat officiel ni officieux. J'ai entre autres retrouvé avec plaisir un caporal chef de la BETAP (3) engagé mais qui n'a rien d'un militaire de carrière, d'ailleurs, il quitte l'armée dans quelques mois son contrat prenant fin. C'est un type très bien qui s'est engagé sur un coup de tête mais qui ne fait que le regretter. Nous sommes allés hier dimanche à l'Aragon qui est le dancing le mieux de Pau et contrairement à ce que je craignais, nous n'avons pas fait banquette. J'ai retrouvé là un danseur des Folies Bergères qui joue dans Charmant garçon avec Zizi Jeanmaire et m'a permis d'accéder aux filles les plus inabordables de Pau. L'uniforme, ici encore est un épouvantable handicap.

Pau, je ne le redirai jamais assez, est une très très jolie ville qui respire le luxe et le bien-être, les jeune fille sont ravissantes et j'ai presque rendez-vous avec l'une des plus jolies - au grand étonnement de tous - une blonde assez grande, très mince, très élégante et fort sympathique. Pau est une ville où l'on dépense certainement beaucoup mais qui laisse un excellent souvenir.

Espérons que ce stage me tiendra lieu de détente.

Je vous embrasse

André Segura

Lundi 9 juin

Stagiaire SEGURA Albert

DMM 11 e stick

397 e promotion

BETAP - Camp d'Astra

(B. P. ) Pau

Jusqu'au samedi 28

 

1. Il faut lire « qu'elle lui écrit tous les jours » ou bien « qu'il lui écrivait tous les jours »

2. Caserne de Mont-de-Marsan

3. BETAP : École des troupes aéroportées qui est devenue, à compter du 1 er octobre 1953, la Base école des troupes aéroportées (BETAP).

André en tenue et ses parachutes sur le Tarmac, le 25 juin 1958 au BETAP de Pau -Astra, lors de ses 3 e et 4 e sauts.

[Mardi 10 et Mercredi 11 juin 1958, Pau]

Mardi ...

Evidemment, c'est drôle au début, ça l'est déjà moins, ça risque de ne plus l'être du tout d'ici peu de temps. Il faut des chevilles et surtout des fesses bien solides car l'entraînement intensif du roulé-boulé fatigue cette partie prétendue charnue de notre individu. Les agrès nous donnent l'habitude du saut et de l'emploi des suspentes en l'air. Différentes maquettes d'avion nous familiarisent avec celui qui nous transportera sous peu et nous permet d'apprendre la sortie de l'avion, très importante dans un saut. Le temps ne nous favorise pas particulièrement et hier nous n'avons travaillé que sous la pluie. Demain, nous nous équipons pour la première fois : le parachute en soi est une chose extraordinaire, d'une simplicité enfantine à la fois et d'une technique recherchée dans le moindre détail. Tout n'est fait que de sangles ou de cordes éprouvées à 1200 kilos. Le principe de l'ouverture du parachute est fondé sur une série de petites ficelles à craquer résistant au maximum à 15 kilos ; ces ficelles libèrent des patelettes rappelées par des élastiques et permettant au parachute de se déplier, suspentes d'abord, ce qui évite le choc de l'ouverture de la coupole. L'ensemble des sangles forme un véritable siège qui repartit la traction sur tout le corps et ainsi supprime l'effort et la douleur. Il semble très facile de se déplacer ainsi que de ralentir à l'arrivée en agissant sur l'orientation de la coupole au moyen de traction sur les suspentes.

Mercredi

Des courbatures partout sur le corps en particulier aux muscles du cou à cause du menton que l'on doit rentrer pour la position d'atterrissage, position que nous prenons 100 fois par jour au moins. Le roulé-boulé est une chose ennuyeuse et fatigante mais que nous devons faire à longueur de journée. Chaque matin nous avons un entraînement purement gymnique et fort bien conçu.

Tout ici travaille au bon état physique et moral des stagiaires : par exemple, à peu près partout sur la base le sol est recouvert de galets afin de nous former les chevilles car nous ne nous déplaçons qu'au pas cadencé ou en petite foulée. L'ambiance est sympathique et, en général, a pour dominante la gaieté. Les moniteurs sont de fins psychologues et ils travaillent d'une façon admirable au maintien du moral de chacun.

Je vous ai déjà dit que la nourriture est excellente. Nous travaillons 1/2 heure et nous nous reposons 5 minutes. La seule chose embêtante c'est le temps.

Après-demain, nous commençons les sauts de tour dont le lieutenant Marcesche, chef du groupement 58 1/A nous a encore parlé aujourd'hui comme d'une chose très difficile. Il paraît que Colette Duval, championne internationale de saut en parachute, s'est dégonflée à la fameuse tour de départ, il paraît encore que l'an dernier un sous-lieutenant est mort en haut de la tour d'une crise cardiaque. Tout ceci bien sûr ne nous rend pas très fiers. Cependant aujourd'hui des types d'une promotion au vol sont montés de leur propre volonté faire un saut supplémentaire par plaisir.

Attendons et nous verrons !

J'ai remarqué que le temps est pour beaucoup dans le pourcentage des dégonflés. D'autre part lorsqu'un stagiaire se dégonfle dans un stick (1), il provoque le refus de 2 ou 3 camarades qui sont derrière lui. Tout est une question de volonté et je crois en avoir suffisamment.

Je ne suis plus ressorti dans Pau étant complètement démuni mais j'espère pouvoir me promener durant le week-end si je ne me suis rien cassé d'ici là.

J'éprouve souvent au cours de la journée une sensation d'immense lassitude, je ne sais pourquoi.

Vous me manquez.

André Segura

Mercredi 11 juin 1958

Stagiaire SEGURA Albert

DHH 397 ème promotion 11 ème stick BETAP Camp d'Astra

Pau (Basses Pyrénées)

1. Stick : groupe de parachutistes largués d'un même avion.

[Jeudi 12 juin 1958]

En effet, j'ai omis de vous accuser réception de ce dernier colis contenant tant de bonnes choses ; c'est que je l'ai reçu dans la fièvre du départ pour Pau. Il était complet si je m'en réfère à la liste de maman et contenait en plus du pain complet. En ce qui concerne le colis que vous m'avez préparé, je pense, en effet, inutile que vous me l'envoyez maintenant, néanmoins n'oubliez pas le délai fixé pour le bon ; vous avez mal lu ou je me suis mal exprimé à propos de mon séjour ici : je resterai jusqu'au samedi 28 à la B.E.T.A.P. (Base Ecole des Troupes Aéroportées).

Par le même courrier je reçois une lettre de tante Gisèle très gentille, comme toujours, et à laquelle je répondrai personnellement ce soir, si tout va bien - en effet nous effectuons notre premier saut de tour de départ cet après-midi - je n'ai pas encore le mandat mais le retard est normal - je l'aurai avant la fin de la semaine et c'est le principal.

À propos de la permission, je pense qu'elle est définitivement tombée à l'eau : nous ne sommes peut-être pas allés nous détendre mais nous avons sauvé la France - ce sont les paroles mêmes de notre chef de groupement, sans commentaires... - De toutes façons en cas où, par extraordinaire, nous l'obtiendrions, elle se placera avant la fin du mois et peut-être jusqu'au 2 ou 3 juillet. Alors je pourrai embrasser maman et Jean que j'ai bien reconnu au travers de ces quelques lignes délicieuses comme il sait en trouver. Je n'ai pas le temps de lui écrire personnellement mais qu'il lise ici la reconnaissance et la grande affection de son frère. Alain que j'embrasserai aussi avant son départ aurait pu voler un moment sur la télévision ou autres amusements pour me griffonner quelques lignes, mais je tiens essentiellement à ce que ça vienne de lui et à ce que vous ne le forciez pas car cela ne me ferait pas plaisir ; je préfère qu'il ne m'écrive pas et alors je peux imaginer qu'il pense à moi de temps en temps : de toutes façons je ne lui en veux pas, je me souviens combien il m'était pénible d'écrire, même aux personnes que j'aimais bien, quand j'avais son âge.

Je repense brusquement au souhait qu'a exprimé Papa de me voir écrire à Oncle Jack  (1) : je compte le faire sous peu mais pour l'instant cela m'est impossible étant donné notre activité ; les quelques moments de libre que je trouve, en dehors du sommeil et du repos nécessaire, je les consacre à vous écrire, délaissant, de ce fait, tous mes autres correspondants.

Merci infiniment à Mémé Lahana et à Angèle et Yvette, je sens qu'avec la bénédiction de la première et l'amitié profonde des secondes, je ne manquerai pas de courage cet après-midi au seuil de cette épouvantable tour, avant un saut de 20 mètres dans le vide au bout de quelques fils.

Je vous écrirai ce soir.

Pensez à moi.

André Segura

Jeudi 12 juin 1958


1. Oncle Jack, frère du père d'André, vit en Turquie

[Vendredi 13 juin 1958, Pau]

Je ne crois pas vous avoir écrit hier soir comme promis. Mais ne m'en voulez pas, l'extrême fatigue que j'ai ressentie m'a empêché de rédiger toute correspondance. Je suis d'ailleurs en ce moment encore très fatigué, néanmoins je fais un effort pour vous rassurer et vous donner quelques nouvelles : hier premier saut de tour de départ ; ce matin, premier saut de tour d'arrivée et 2 e saut de tour de départ. J'ai sauté et pourtant ! devant moi, hier après-midi, successivement, 3 gars refusaient de sauter : je crois qu'il n'y a rien de plus terrible que de voir ainsi par trois fois se dégonfler des types qui avaient l'apparence de courageux. J'ai compris que la volonté ne leur manquait pas, au contraire : ils désiraient sauter mais leur tension nerveuse était plus forte et leurs muscles ont refusé d'obéir à leur volonté. C'est très curieux et fort intéressant.

De toutes façons, l'acte vu froidement, semble tout simplement ridicule : en effet la sécurité absolue de l'exercice devrait rassurer les inquiets et rendre volontairement inconscients les gens atteints de vertige. Pourtant il se produit en chacun de nous un « cassage » - c'est le mot- en général au moment où on nous accroche les deux mousquetons au support solidaire de la tour, et l'on réalise qu'il s'agit d'une lutte entre notre volonté et notre tension nerveuse ; laquelle triomphera ? « That is the Question » et on ne s'en aperçoit qu'après le célèbre commandement : « Go ! ». Alors les bras tendus tirent sur eux-mêmes sur les montants de la porte, les pieds poussent sur le rebord de cette porte et l'on sort ...Ou bien les bras ne tirent pas, les pieds de ne poussent pas, et on reste là. Immédiatement le moniteur décroche et passe au suivant. Et j'ai vu ainsi 3 gars refuser le saut. L'ascension faite par échelle métallique verticale est déjà très pénible et d'autant plus essoufflante que la tension nerveuse va en augmentant. Une première plate-forme à 10 mètres nous fait réaliser la hauteur de l'agrès. Je suis arrivé, j'ai vérifié la bonne fixation de mon harnais et le premier puis le second puis le troisième m'ont vu très vite près de la porte. « Retournez-vous ! ».

On saisit alors une poignée, de la main gauche et la rampe, de la main droite. On voit les camarades, en bas, tout petits et on entend l'effroyable déclic des deux mousquetons. Dernière vérification du moniteur, on tourne le dos à la porte, toujours. Des camarades arrivés au sommet vous sourient mais jaune. Puis soudain :

« En position ! »

On se retourne brusquement, on avance le pied droit, on pivote d'un quart de tour, on est face à la porte, on avance le pied gauche au milieu du rebord, on plaque ses mains au dehors de la porte, sur les montants, on se baisse un peu et on attend, le grand vide est devant nous ; des rectifications du moniteur nous parviennent à peine puis de sauter en criant : « 31, 32, 33 » comme en avion : à 33 la coupole doit être ouverte, dans le cas contraire il faut faire ventral sans tarder ; en effet nous sautons de 400 mètres et en chute libre il faut 20 secondes pour les parcourir, ensuite le ventral ne se déploie pas si on l'actionne à moins de 100 mètres du sol. Comme vous voyez il faut faire vite et ne pas s'endormir. Les accidents qui arrivent un peu trop fréquemment sont toujours dus à des non ouvertures du parachute de secours dans le cas d'une torche ; le chef de promotion tient à ce que nous soyons conscients pendant cette chute libre.

Ce matin donc (Zizi chante en ce moment à radio Il y a plus d'un an de Guy Béart...) ce matin donc nous avons dû sauter et crier en même temps : le résultat était comique : le manque de souffle, le choc ont fait s'étrangler la plupart.

L'absence de toute appréhension nous a fait blaguer là-haut : le moniteur chantait en larguant Si je n'avais plus qu'une heure à vivre  d'Aznavour ou bien : « Vous voyez le bois là-bas, il y en a 50 d'enterrés : le câble avait cassé ! ! ! ».

Personne de chez nous ne s'est dégonflé - 5 dans la promotion, 11 en tout - quand je suis passé, même procédé que la veille.

•  En position !

Je suis bien installé prêt à bondir et le « go » ne vient pas, il ne vient pas, il ne vient toujours pas, je m'inquiète et soudain une toute petite tape sur l'épaule, je me retourne et me parvient du visage réjoui de mon moniteur : « 31, 32, 33... ! ? !... GO ! ! ! »

Je suis parti, j'ai scandé les 3 nombres ou plus exactement les 2 premiers, le 3eme s'étant étranglé dans ma gorge au choc... je suis par terre, une fois de plus c'est fini. Beaucoup moins d'impression que la première fois, c'est drôle.

J'ai omis de vous raconter notre premier saut de tour oblique ce matin ; rien de particulier, pendu au bout de suspentes similaires à celle du parachute, on nous fait glisser le long d'un câble incliné pour simuler la dérive. La descente n'est pas accélérée, comme en parachute, grâce ici à un régulateur à ailettes. On descend dans toutes les positions de 10 m de haut jusqu'au sol et on pratique les roulés-boulés appropriés. C'est un jeu qui amuserait plus d'un enfant tout au moins quand la vitesse de chute est inférieure à 5m/s : nous descendons à 7m/s.

Cet après-midi au 2 e saut de tout oblique je me suis mordu la lèvre inférieure qui a légèrement saigné mais rien de grave ni même qui mérite qu'on en parle. Nous descendions le béret entre les genoux pour garder les jambes jointes

Demain nous ressautons de chaque tour et ceci pour 6 jours encore.

Des excentriques ont obtenu de leurs moniteurs l'autorisation de monter à la tour de départ pour sauter en croix ; le résultat a été déplorable : mains écorchées, ligaments craqués et tant d'autres choses (4 essais, 4 échecs) qui obligent les pauvres bouffons à ne reprendre l'entraînement qu'avec la prochaine promotion. Tant pis pour eux et pour les moniteurs qui les ont autorisés : le nôtre nous l'avait formellement interdit au prix de l'exclusion du stage.

Ce matin nous avons assez mal mangé (poisson...) et la journée a été mauvaise pour beaucoup. Mis à part les ostrogots de la tour, un camarade de stick a attrapé le tétanos en marchant sur un clou, deux se sont évanouis par insolation et faiblesse, quantité de stagiaires se sont esquintés à leur premier saut d'avion ce matin. Nous sommes aujourd'hui Vendredi 13, est-ce une explication ?...

Pour la photo que me demande Maman, il me répugne de vous envoyer mon portrait en uniforme militaire. Néanmoins je ne lui refuserai pas ce plaisir. De toutes façons j'avais l'intention de me faire photographier sur la DZ (Dropping Zone) (1) le matin de mon premier saut en tenue avec les deux parachutes et le casque.

On vend ici une grande photo comprenant 5 images : une sautant de la tour, l'autre de l'avion, la troisième à l'arrivée au sol, la quatrième en plein vol avec le dorsal et le ventral (4 e saut) et au centre le portrait sur la DZ. Peut-être le ferai-je pour 1000 frs. À propos toujours pas de mandat.

Je vous embrasse

André Segura

1. DZ : Dropping Zone, zone de saut

photo d'André dans une rue de Pau en juin 1958 (voir lettre du 16 juin).

[Vendredi 20 juin 1958, Pau]

Et bien voilà ! je suis sain et sauf, bien vivant, bien entier et fou de joie. Je me suis lancé il y a à peine quelques heures de 400 mètres de haut par la portière d'un avion volant à plus de 200 km/h. C'est tout bonnement ahurissant lorsqu'on y réfléchit, et c'est la chose la plus extraordinaire que j'ai jamais connue dans mon existence. J'imaginais toutes sortes de choses et ce fut totalement différent.

Je vais essayer de vous le raconter.

Hier nous avons effectué notre dernier saut de tour. À la demande de mon moniteur j'ai essayé de l'exécuter en croix ce que paraît-il j'ai parfaitement réussi à faire, ma position étant bonne je ne me suis causé aucun mal. L'impression me fut tellement agréable que j'ai demandé à recommencer immédiatement ce que l'on m'a accordé volontiers. Le deuxième fut encore plus joli que le premier et accueilli par des hourras.

Malheureusement ce saut ne fut pas aussi bénéfique pour tous, en effet quelques camarades se sont encore dégonflés et nous arrivons au pourcentage énorme de 15 %, le plus fort qu'on ai jamais connu.

Après un speech du commandant de promotion qui nous a redemandé si nous étions volontaires, nous nous sommes apprêtés à bien dormir pour être en forme ce matin. Je suis allé voir mon camarade le caporal-chef TARDIEU qui rentrait de son premier saut en mer effectué à St Jean-de-Luz et dont il était enchanté.

J'étais très calme et pas du tout inquiet.

Ce matin nous sautions après la 396 ème promotion qui faisait aujourd'hui son dernier saut étant en retard à cause du mauvais temps de ces derniers jours. Nous sommes arrivés sur l'aire de départ alors que les derniers sticks montaient en avion. Rien de plus impressionnant que ces énormes appareils faisant un vacarme assourdissant et dans lesquels, un à un, embarquaient des parachutistes équipés. Dans quelques instants nous serions ainsi.

Perception des parachutes, vérification, essayage et formation en faisceaux : tout ceci nous prit fort peu de temps.

Le premier stick était équipé, les autres se préparaient à le faire l'un après l'autre. Le premier avion s'approche, nos camarades montent, l'avion part en bout de piste et, dans un fracas de tonnerre, s'envole. Le « plafond » - comme on dit - était à 500 ou 600 mètres au maximum et brusquement il est descendu à 2 ou 300 mètres, l'avion en vol dut atterrir et nos camarades, furieux, revenir comme ils étaient partis : rien, je crois de plus décevant. Nous avons attendu ainsi 2 heures. Certains ne cessaient d'uriner, d'autres avaient mal au coeur, mais, avec quelques camarades, nous étions complètement décontractés et nous nous sommes bien amusés.

Le ciel semblant se dégager, les avions ont bien voulu reprendre le vol mais un à un pour éviter les collisions. Successivement tout le monde s'est équipé : je crois que personne n'y avait jamais mis tant de soins : vérification du mousqueton de la SOA - sangle d'ouverture automatique - de la longueur de chaque sangle du harnais et de l'existence de toutes les ficelles à casser. Vérification minutieuse aussi de la poignée du ventral et de son bon fonctionnement (...). Nous nous sommes assis par terre et petit à petit chaque stick s'envolait, à notre gauche, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que nous : je me suis fait les ongles pendant tout ce temps-là.

Brusquement nous nous sommes levés, l'avion qui devait nous embarquer était là et déposait 2 dégonflés. Un à un nous sommes montés. Au moment de franchir la porte nous nous trouvions dans le champ du vent des hélices et sa violence nous a donné une notion de ce que serait le souffle à 200 km/h et à 400 m d'altitude.

À l'intérieur nous nous sommes assis ; des sièges confortables, un intérieur tapissé de toile de nylon nous rendaient son aspect agréable. Les deux portes restaient ouvertes en permanence et on pouvait voir le bord de la piste. Un ronflement plus fort que les autres et nous avons décollé. Très vite nous avons atteint l'altitude voulue et tantôt par mon hublot, tantôt par une des portes je pouvais admirer le paysage. La promenade nous a semblé longue. On ne s'entendait pas et chacun mâchonnait sa petite peur. Soudain une lumière rouge s'est allumée. Nous avons crié : « pour le stick Hip Hip Hip ! Hourrah ! » et ce fut le fatal « Debout, accrochez ! ! ! ».

Le grand silence se fit et on pouvait voir chacun faire tous ses gestes avec minutie. Je pris le câble dans la main droite, de la main gauche j'engageais le mousqueton entre ma main droite et mon visage, je le verrouillais d'un geste sec, j'enfonçais la soupape de sécurité, je ne la tordais pas par courage, bien que j'en mourrasse d'envie mais, du sol, le moniteur nous avait dit que ce n'était pas nécessaire et que cela rendait leur travail beaucoup plus difficile lorsqu'il fallait les décrocher. Mon camarade devant moi l'avait tordue et le moniteur dut lire dans mes yeux que je voulais en faire autant : il le fit lui-même légèrement et je m'empressais d'accentuer cette torsion. Je fus interrompu par une trompe sonnant en même temps que le feu passait au vert et je m'aperçus que les premiers du stick avaient sauté. Très vite j'avançais réglementairement, la jambe gauche en avant. Il me parvenait parfois des lambeaux des commandements du largueur. 2 types avant moi, je commençais à voir sortir les gars, rabattus sur la carlingue ils suivaient quelques mètres l'avion puis tombaient.

J'étais seul devant la porte fixant le largueur, le mousqueton dans la main gauche, le bras droit replié sur la poignée de mon ventral, pour ne pas qu'elle s'accroche « en position ! ».

Pied gauche pied droit, pied gauche, je plaque mes mains à l'extérieur de la carlingue, je suis face au vide, les maisons sont des tous petits jeux de construction, les arbres des brins d'herbe, les champs des petits carrés, la vitesse fait souffler l'air devant moi.

« Go ! ! ! »

Je tire, je pousse, je suis happé par le vide qui me retourne sur moi-même, je suis maintenant couché dans l'air, je vois l'avion s'enfuir devant moi et je tombe, je tombe, je tombe..., puis progressivement je me sens freiné, mon casque se rabat légèrement sur mes yeux, je sens que mon parachute est ouvert. Je vais pour inspecter ma coupole, je constate que j'ai quelques torsades ce qui se produit presque toujours : je les résorbe facilement et en même temps effectue un tour d'horizon qui m'arrache un cri d'admiration : c'est merveilleux ! ! ! Le paysage s'étale sous mes pieds, je vole comme un grand oiseau, mon corps flotte dans l'espace, mes membres sont en contact avec l'air et le silence est infini. Je suis seul, enfin complètement seul et pour la première fois depuis bien longtemps, je suis en extase devant la foule de sensations indescriptibles que je ressens.

Tout à coup je m'aperçois que le sol monte vite et que je ne suis plus qu'à quelques dizaines de mètres, j'avise une ligne d'arbres sur laquelle je me dirige tout droit - vite, sans perdre mon sang froid, je tractionne avec le vent alors que tout le monde fait le contraire c'est à dire que j'accélère ma vitesse de 3 m/seconde et franchis de justesse les arbres. Je lâche ma traction immédiatement et je suis mollement déposé sur un tapis de fougères où je m'assieds en tombant. En effet la barrière d'arbres arrêtant le vent a ralenti ma chute et je me suis posé comme une fleur. J'étais ébloui et abasourdi tout à la fois ; je suis resté ainsi quelque temps puis me suis souvenu qu'il me fallait effectuer le pliage sommaire de mon parachute et rejoindre le point de rassemblement. Je ne pouvais plier sur place les fougères m'en empêchant et j'ai ramassé mon pépin en brassées pour le porter sur la DZ de l'autre côté de la ligne d'arbres où juste atterrissait un de mes camarades EOR.

Nous avons pliés ensemble et sommes rentrés. Inutile de préciser les innombrables commentaires que chacun a pu faire.

PS : Merci à tous ceux qui prennent de mes nouvelles, je pense à tous mais ne peux écrire sinon au détriment de mon repos qui me vient très vite à manquer. Ce soir par exemple je suis crevé et n'aspire qu'à dormir.

J'étais pour ma part muet j'essayais de revivre cette sortie de l'avion et cette descente extra-ordinaire mais beaucoup trop courte - 1 minute et qq - Demain nous recommençons, je suis emballé. Je suis en ce moment à la terrasse d'un café de Pau où je déguste une glace ; je viens d'encaisser le chèque au CNEP où travaille un camarade, j'ai obtenu à cet effet et sans difficulté une permission alors que mes camarades sont en corvées.

Je vais tâcher de rentrer en stop mais auparavant je vous envoie d'énormes baisers.

André Segura

Vendredi 20 juin

1. CNEP : banque (Comptoir National d'Escompte de Paris)

[Lundi 23 juin 1958, Pau]

Ta lettre reçue à l'instant m'a causé un bien vif plaisir dû en partie à la surprise qu'elle m'a provoqué, je pensais en effet que tu ne recevrais ma dernière lettre que ce matin. J'ai bien trouvé ce qu'elle contenait en ce qui concerne les mandats, je pense les avoir tous reçus et un manque m'aurait frappé certainement : je n'ai perçu qu'un seul montant adressé à la B.ETAP. et je crois bien que c'est le dernier avant le chèque et la lettre d'aujourd'hui. Mes camarades reçoivent souvent de l'argent par ce procédé, à côté des mandats.

Je réponds, pendant que j'y suis, à toutes les questions. Pour ce qui est de la permission, elle risque d'être liée aux résultats des EOR., ceux-ci sont arrivés à la BETAP. : mon camarade caporal-chef est le seul reçu de son détachement, il a essayé de se renseigner à mon sujet, le gars qui avait lu les résultats lui a répondu que mon nom lui disait quelque chose. Je dois avoir des précisions tout à l'heure à midi. Pendant ce temps, des camarades informés par d'autres voies sont venus me dire que j'étais reçu, l'un m'a même précisé que j'étais le 13 ème de toute la Région Militaire, mais je ne m'y fie pas : j'attends les résultats officiels. Ce qui m'ennuie, c'est que je ne pourrai pas être breveté avant mon départ. Dans le cas où ceci serait certain, j'abandonne le stage et je pose une permission pré A.F.N. car je partirais pour Cherchell (1). Dans le cas contraire, il vaut mieux sacrifier ces quelques jours auprès de vous au bénéfice du brevet qui m'apportera une solde à l'air des mieux venues. Vous reverrez votre fils officier et quand vous viendrez me chercher à la gare les 2e classe et sous-officiers me salueront, sans doute pour votre plus grand plaisir.

Ce matin, nous avons fait notre 2 ème saut que m'a procuré des joies au moins aussi fortes que celles de mon 1 er mais tout à fait différentes.

Il est une chose essentielle qu'il faut avoir comprise pour ne rien regretter de tout ce qu'on a fait ou que la vie nous a fait faire, c'est qu'il faut toujours progresser, sans distinction de pente ou de contre pente et à cet effet jalonner son existence de nouvelles visions, de nouvelles situations, automatiquement on ne pourra jamais ne faire que le mal car le monde est fait tel qu'il existe un merveilleux équilibre entre le bien et le mal. Tout palier est un retard pris sur la progression et qui risque de causer l'absence ou la non connaissance de telle grande vertu ou peut-être de tel acte crapuleux.

Il n'est pour moi d'aucune importance d'avoir commis les actes qu'on appelle erreurs et qui marquent bien souvent leurs titulaires. C'est une connaissance de plus à mon actif. Vivre pour vivre est une absurdité. La vie en elle-même ne présente aucun intérêt mais comme une graine ne représente rien que par ce qu'elle enfante, la vie est attirante par tous ses artifices propres aux hommes, par toutes les créations angéliques ou chimériques de son invention.

Le premier saut fut pour moi un point de plus à ma connaissance d'autant plus valable qu'il était imprévu.

Le deuxième, c'est déjà l'ivresse du saut en lui-même. Je me suis efforcé et avec résultat de rester conscient durant tout mon saut et c'est quelque chose d'extraordinaire que de se sentir quelques secondes entièrement en proie à l'élément « AIR » qui vous enlève et vous ballotte comme il le ferait de la moindre poussière. Et puis rien ne vaut cette merveilleuse sensation qu'a le parachutiste d'être un très grand oiseau qui vole et se dirige à son gré.

Être capable d'apprécier totalement un saut c'est savoir intensivement ce que c'est que la « seconde » et ses fractions : le parachutiste est un monsieur pour qui tout se joue en secondes et celui qui ne sait rétrécir sa vie à ce niveau sera tôt ou tard victime au moindre pépin.

Cette vertu acquise, le combattant devient excessivement rapide et minutieux - car il faut une grande conscience du détail à l'homme qui va sauter - et ainsi aboutit aux résultats étonnants, peut-être contestables dans leur fond, mais néanmoins bien près de la perfection qu'on rencontre fréquemment dans les troupes aéroportées.

Samedi nous n'avons pu sauter le plafond étant trop bas et la visibilité mauvaise. Il pluviotait d'une façon lancinante et les déchets risquaient d'augmenter.

Notre avion ce matin n'a pas pu décoller et après quelques tours de piste est rentré au garage : nous avons connu les affres de l'attente insatisfaite et c'est fort désagréable.

Aujourd'hui, sortie par la porte « anormale » c.à.d. celle de droite, beaucoup se sont trompés de pied et les sorties furent plutôt mauvaises ; peut être pour cette raison a-t-on remarqué la mienne qui m'a procuré des félicitations. À peine ma coupole ouverte, j'ai tractionné en direction du point de rassemblement pour avoir moins de distance à parcourir une fois mon pliage sommaire fait. Je suis bien arrivé sur la DZ et sans encombres, par contre, à quelques mètres de moi un colonel s'est cassé à cause d'une déplorable position d'atterrissage, il n'était pas beau à voir : sans doute, fracture multiple d'une jambe.

Le soleil resplendissait ce matin et a rendu notre descente plus merveilleuse encore. Pourvu que j'ai le temps de faire mes six sauts de brevet avant mon éventuel départ pour Cherchell. Il nous faut être le 1 er à Marseille et le 3 à Alger ! Nous verrons bien.

Je ne cachetterai la lettre qu'après avoir obtenu les résultats de mon camarade le caporal-chef Tardieu.

Samedi, on m'avait accordé une permission de 24 heures qui m'a permis de passer un excellent week-end agrémenté de rendez-vous avec de nombreuses et ravissantes paloises.

Je vous embrasse.

Lundi 23 juin 12h00

PS : Il paraîtrait que je suis vraiment reçu mais comme 9 ème de la Région Militaire (500 concurrents, 30 reçus). Nous sommes 3 de Mont-de-Marsan. Un très bon camarade et un moins bon.

Ci-joint de fort mauvaises photos, je vous les donne pour ce qu'elles valent.

Dites-moi s'il vous arrive de payer des surtaxes. T.S.V.P

Stagiaire SEGURA Albert

D44

397 ème promotion 11 ème stick

BETAP Camp d'Astra

PAU

(BP)

jusqu'à samedi

après, à moins de contrordre

2 ème classe SEGURA Albert

BEPTOM CI2 15 Section 58 1/A

Caserne Bosquet

Mont-de-Marsan

(Landes)

1 er cl 10,55 le km + 105 timbres (annotation de Robert Segura)

1. Voir Prologue (lettre à un ami courant août 1958)

[Mercredi 25 juin 1958, Pau]

Un mot très rapide. Rien de vraiment officiel ne m'est encore parvenu, néanmoins je suis sûr maintenant de partir à Cherchell la semaine prochaine. À cet effet j'ai besoin d'une paire de chaussures noires basses, de mon blazer, de 2 ou 3 chemises blanches en bon état et de ma cravate bleue à fleurs rondes rouges, mon petit pull blanc (Etty) (1) aussi.

J'ai besoin d'autre part d'un mandat plus conséquent que d'habitude pour mes frais de voyage d'autant que si j'obtiens 48 heures de perm - ce qui est presque impossible - il me faudra payer le train pour Paris. J'attends à Mont-de-Marsan le colis demandé pour la fin de la semaine et de l'argent.

Hier le mauvais temps nous a empêché de sauter et ce matin nous avons doublé. Le premier saut par demi-stick sans position et au numéro s'est très bien passé, les espaces étaient assez grands. Le 2 ème en charrette par les deux portes à la fois, au numéro sans position a bien manqué d'être catastrophique pour certains : 1 accrochage qui s'est défait à 50 mètres du sol et un déventement qui a failli causer la mort de 2 d'entre nous. Le sang froid de l'un lui a suggéré de faire ventral et tout s'est bien terminé. Néanmoins, bilan : 4 jambes cassées et une quantité de foulures dans laquelle je me trouve, il s'agit de presque rien au coude mais on m'a demandé de le signaler afin d'éviter les complications - ça ne me gêne en rien c'est simplement une enflure due à une mauvaise position d'atterrissage. Je ne songeais plus à ma position car j'ai failli atterrir sur un camarade en train de plier son parachute et qui, inconscient, ne regardait pas vers le haut. Je l'ai évité de justesse grâce à un balancement que j'ai provoqué au dernier moment ; je suis tombé à 1 mètre de lui mais du fait de ce balancement ma vitesse était doublée et j'ai heurté le sol un peu brutalement mais je n'ai rien. En récompense, ce camarade m'a consacré sa dernière photo qu'il m'a prise en train de commencer mon pliage sommaire.

Ce matin, sur l'aire d'embarquement, je me suis fait photographier : 3 cartes postales et 1 grande photo (presque cette feuille) en équipement pour 600 frs. Je les aurai demain et vous les enverrai.

Gros baisers

André Segura

Mercredi 25 juin

PS : Résultat de la visite : exemption de saut demain - malgré mes très violentes protestations - pour passer la radio, on craint une fêlure - séance d'infrarouges.

Le colis : A. S. BEPTOM c12 1 e section 581/A

Caserne Bosquet Mont-de-Marsan Landes

1. Allusion à sa cousine germaine Etty qui vit à Johannesburg

[Vendredi 27 juin 1958, Pau]

Ce matin le ciel ne m'a pas été favorable. Un vent trop violent nous a forcé à atterrir alors que j'avais embarqué. Le lieutenant Blondeau commandant la promotion a été charmant : il m'a présenté un chauffeur qu'il mettait à ma disposition pour me conduire ; il m'a fait placer dans le 1 er avion à la place d'un capitaine qui devait effectuer un saut d'entretien ; il a demandé à l'adjudant responsable de la promotion en vol qu'il m'exempte de pliage sommaire et malgré tout cela je suis encore là. Mes deux camarades sont partis et ont des chances d'avoir 48 heures de permission alors que moi, je passe en compte à la 398 e . Mes camarades font leurs paquetages et partent ce soir pour Mont-de-Marsan après avoir touché leurs brevets à 2 heures. Les 2 EOR ont pris le train ce matin et doivent arriver sous peu à la brigade. Peut-être l'un des deux s'il va à Paris vous téléphonera-t-il. C'est un petit gars très sympathique, journaliste dans le civil, un peu bavard mais pas dépourvu d'intérêt : il est bachelier, diplômé de l'école de journalisme et a fait des Hautes Etudes Internationales. Ne l'invitez pas à venir vous voir car il sera pressé.

Le lieutenant Leroux m'a affirmé que je n'avais aucun retard en terminant mon stage. Malheureusement le vent ne semble pas vouloir tomber et si demain matin je n'ai pas sauté je crains que Mont-de-Marsan ne me réclame.

Pour une fois je crois pouvoir dire que « je n'ai pas de chance ».

Attendons et espérons.

Je suis triste.

André Segura

Vendredi 27 juin 11h15

Cette lettre vient en continuité de celle du Mercredi 2 juillet, voir dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, page 120    

...

[Jeudi 3 juillet 1958]

L'adresse que je vous ai donné est fausse

Voici la véritable

EOR. A.S.

5è Cie 3 e S on

S.P. 88469

AFN

Inutile de timbrer, vous marquez simplement F.M. dans le coin de l'enveloppe. Renseignez-vous pour les colis, je crois qu'il en est de même. Pour les mandats, je ne sais pas.

On m'a mis chef de chambre et on m'a séparé de mes camarades.

Je reçois à l'instant la lettre de papa datée de lundi 30 juin et écrite dans le train roulant vers Bordeaux. Je n'étais plus à Mont-de-Marsan depuis la veille à 16h30 mais à Marseille au DIM d'où je vous ai posté une lettre qui vous sera parvenue entre temps. Vous aurez ainsi compris la situation car, à lire papa, je me suis bien mal exprimé dans mon avant dernière épître.

Nous sommes bien d'accord maintenant : je suis breveté n° 141 394 et je suis EOR ici à Cherchell.

Je vous écrirai ce soir ; en attendant, bonnes vacances pour Maman, Alain et Jean (Bravo pour la remontée scolaire de ce dernier) et qu'ils pensent à m'écrire .

Le mandat de 6000 frs que je n'ai pu toucher à Mont-de-Marsan doit être en train de suivre, je ne l'ai toujours pas alors que j'ai la lettre bien ultérieure. Attendons.

J'attends de longues nouvelles de tous et des détails concernant l'éventuelle opération d'Yvette Lahana. J'espère qu'il ne s'agit de rien de grave ni même d'ennuyeux. En tous cas, transmettez-lui nos très affectueuses pensées et tous mes voeux pour que cela se passe dans les meilleures conditions possibles.

Baisers à tous

André Segura

Jeudi 3 juillet 1958

Pour Joël confirmez-lui que j'ai quitté la France mais ne lui dites pas pour où. Je vous ai déjà mis les lignes à ce propos dans ma dernière lettre.

Annulez, s'il est encore temps, le colis de vêtements.

[Jeudi 3 juillet 1958, Cherchell]

Il manque probablement le début de cette lettre, retrouvée à part des autres.

Bien sûr les frais commencent. Cintres réglementaires, insignes (745 frs...), classeurs, copies perforées, encres de couleur, instruments de travail - trirapporteurs etc - On nous retient toute notre 1ère paye pour les frais de documentation. D'autre part je dépense une fortune pour mon rasoir électrique et il est maintenant définitivement hors d'état.

Le Foyer met à notre disposition toutes sortes de choses à prix très avantageux : Philips 2 têtes 4500 frs, des postes de radio sensationnels (entre autres le dernier Philips pour 9500 frs), des électrophones, des disques, des appareils photos, des accessoires de chasse sous-marine, des articles de maroquinerie très élégants, des livres, du papier à lettre, des pâtisseries et boissons, des articles de toilette etc. etc.

À côté de cela tous ceux que nous voyons nous prédisent un bien sombre avenir. Le travail semble très dur - un ancien EOR a perdu 45 kg durant son stage, il en pesait 125 avant d'arriver, mais assez sympathique. C'est à ce que j'ai compris, le rythme qui est épuisant. Nous sommes par contre très bien logés - matelas et traversins en laine, quasiment neufs, armoires métalliques - il me faut à propos 2 cadenas très solides (voir note) (1), à chiffres de préférence : le 3 e dont je me sers et me servirai (nous avons 3 armoires) permet de trouver la combinaison assez facilement, le chiffres se mettant dans leurs crans lorsqu'on tire un peu sur l'anneau. Il lui arrive fréquemment d'autre part de s'ouvrir tout seul ! ! ! -

On nous a recommandé de faire très attention car l'École emploie de jeunes arabes à ses travaux de construction et il arrive souvent que des affaires disparaissent.

Nous avons touché nos paquetages et sommes maintenant en shorts ridiculement longs avec des mi-bas de coton et des chaussures basses pa...( page déchirée ). Sur la tête nous arborons un splendide calot de toile. Il faut reconnaître que de par la similitude de nos tenues avec celles des Anglais, nous avons l'air quelque peu distingués. On nous a aussi donné un pantalon de toile sensationnel qui se trouve être à ma taille et pas trop large dans le bas. Je sens que je vais en prendre grand soin.

La chaleur n'est pas suffocante et pour l'instant je suis seul dans la chambre ce qui est bien agréable.

Je vais d'ailleurs m'allonger avant le dîner en lisant Les Aristocrates de Michel de Saint-Pierre que m'a prêté un camarade.

Affections à tous et encore mes amicales pensées à Yvette Lahana : à lire à son sujet de bonnes nouvelles.

André Segura

Jeudi 3 juillet 1958.

1. Souligné deux fois

[Lettre à sa mère, Dimanche 6 juillet 1958, Cherchell]

Je suis attablé en face d'un perroquet qui, tout surpris, va et vient sur son siège. Il est tout vert avec des taches jaunes et dévorait tout à l'heure mon petit couteau tout rouge. Il s'est maintenant envolé sur le bras de sa ravissante maîtresse. Une douce musique, de lourds parfums et des tentures aux chaudes couleurs encore remplies de lumière sont tout ce qui m'entoure. Une fraîche brise venue de la mer nous envahit de calme.

Les quelques jours passés ici à ne rien faire m'ont bien reposé cependant qu'une mauvaise toux ne veut pas me lâcher. Demain matin nous commençons le travail sérieux. Je viens hier de recevoir le mandat et ce matin la lettre de papa qui m'ont tous deux fait bien plaisir. Je tacherai de surveiller mes dépenses comme papa me le demande : j'ai en effet demandé beaucoup d'argent depuis que je suis à l'armée mais la majorité, la grande majorité, je l'ai dépensée en nourriture à Mont-de-Marsan comme tous mes camarades. Ici je crains d'avoir à en faire autant : la cuisine est bonne mais très peu abondante et nos camarades de la précédente promotion nous ont avoué n'avoir qu'un souci lorsqu'ils sortent de l'école : aller manger.

J'espère que tes vacances s'annoncent bien et que les enfants ne te font pas trop souffrir. Je te souhaite d'avoir aussi beau temps que nous avons ici. Demain je me baignerai et dans la même mer que toi, ça me fait drôle.

Baisers à tous trois.

André Segura

Dimanche 6 juillet

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 128-130

[Lettre à son père, 17 juillet 1958, Cherchell]

Il m'est impossible de dire pourquoi je n'écris pas ici autant que je voudrais le faire. Peut-être la chaleur qui est cependant loin d'être excessive ; peut-être encore cette toux que je traîne inlassablement et que tous les traitements n'arrivent pas à m'arracher. Un médicament un peu violent m'a causé des palpitations de coeur durant une nuit entière et je me repose depuis le début de la semaine. Rassure - toi rien n'est grave tant pour ma santé que pour l'éventuel retard contracté dans mon travail.

Pour le quatorze juillet on a demandé à l'école d'improviser un orchestre et on m'a bien sûr chargé de cette corvée. La chose s'est tant bien que mal arrangée et à 4 nous avons fait danser Cherchell. Cela nous a valu un magnifique dîner en ville aux frais de la princesse.

Un gala est organisé Dimanche prochain pour continuer le passage de la 804 à la 806 e promotion. On m'a demandé de m'en occuper avec le directeur du Club des EOR. J'y ai consenti mais je ne me produirai pas.

Pour ce qui est des finances, je crois que ta décision est parfaite et je pense ne pas avoir de mal à bien passer ces quelques mois avec la somme hebdomadaire que tu m'enverras. J'ai été particulièrement touché par l'attention de Rosy (1) et cela m'a confirmé l'idée que j'avais : s'ils ne m'écrivent pas ils ne pensent pas moins à moi. Je vais leur écrire pour leur dire toute ma reconnaissance et puisque la seule façon pour moi de leur prouver mon amitié est de leur tracer quelques maigres lignes je tâcherai d'y mettre tout ce que je peux.

J'ai reçu le colis au complet et ai trouvé en particulier les délicieux extras de tante Gisèle. Tout le monde me comble et je ne sais comment faire sentir comment cela me va droit au coeur. Dans les moments difficiles que je passe ici - je donnerai plus loin des détails - toutes ces attentions prennent une ampleur que je ne saurai vous dire et ce qu'elles représentent constitue le plus fort de la source d'énergie qui vient nous remonter. Merci beaucoup.

Et les jours s'écoulent beaucoup plus vite qu'on ne croit et la réalité des choses que l'on apprend nous les rend plus angoissantes, plus aiguës que jamais. Un magnifique discours du colonel nous a souhaité la bienvenue et nous a fait comprendre qu'il nous mènerait la vie dure et qu'ils nous demanderait parfois des efforts au delà des limites possibles ; ce qu'il veut c'est après cet épuisement physique nous retrouver maîtres de nos facultés intellectuelles et prêts à « décider ». Prise en soi la chose est valable mais cela ne peut pas nous empêcher de nous révolter contre cet anéantissement systématique, et pour quoi s'il vous plaît ?

Je crois t'avoir dit dans une précédente lettre qu'un camion avait été anéanti à quelques kms d'ici et que des bandes rebelles sont venues en renfort dans la région : il en découle des gardes renforcées, des patrouilles fréquentes mais pas de danger réel, je crois. Je ne suis pas encore allé à Alger mais je pense le faire d'ici peu.

Nous allons commencer des « nomadisations » dans les mechtas (2) environnantes. Cela consiste à entrer en contact avec la population indigène et à procéder à des vérifications d'identités.

Comme je l'ai déjà mentionné, la « guerre psychologique » joue ici un très grand rôle et on nous en parle beaucoup. Souvent malhabile, je crois que l'idée est assez bonne et en tout cas aussi efficace et moins sanglante que la guerre armée. Nous aurons des cours dans ce domaine faits par des spécialistes. A propos de psychologie l'expérience à laquelle j'ai consenti à me prêter auprès des jeunes musulmans semble prendre un tour désagréable : certains étudiants sortis de Sciences Politiques et autres maniaques des fichiers ont obtenu que nous rédigions de véritables fiches de renseignements sur les jeunes garçons en question, chose à laquelle je ne consentirais jamais et je ne suis pas le seul ; d'autre part la mauvaise organisation de la chose a fait que nous avons paru opérer un commando sur les tentes de ces délinquants et qu'ils en ont immédiatement eu de la méfiance. Enfin ne nous laissons pas décourager.

Je vais écrire à Maman qui pourtant a dû déjà recevoir une lettre de moi.

D'autre part tu ne me parles pas du tout de la grande enveloppe contenant les photos en tenue de saut (1 grande et 1 petite) et qui est partie de Mont-de-Marsan il y a déjà un certain temps. Ne manque pas de me dire si tu l'as reçue.

Baisers

André Segura

17 juillet

PS : je me renseignerai en fin de semaine pour le CNEP mais je doute qu'il existe une succursale à Cherchell, c'est un trou.

1. Rosy Aziza (née Lahana), mère de Claude Aziza et amie d'enfance de la mère d'André

2. Maisons en torchis

[Lettre à son père - Jeudi 24 juillet 1958, Cherchell]

Ces quelques lignes, je les écrit dans un lit à l'infirmerie. Je me suis décidé à y rentrer pour qq jours afin d'en finir avec cette bronchite que je traîne depuis mon arrivée ici. Les deux jours passés en nomadisation ont empiré mon mal : le rhume constant me donnait des poussées de sinusite et le pus que j'avalais sans arrêt fatiguait mon foie, me coupait l'appétit et me donnaient de fréquentes nausées.

Je suis redescendu dans la jeep du capitaine hier matin et me voilà ici, très bien soigné et récupérant un peu du sommeil perdu ces derniers temps : en effet les répétitions du gala, le gala lui-même - très réussi - la garde constante et fatigante dans la montagne m'ont laissé bien peu de temps pour dormir et depuis hier je ne fais que ça.

Ta lettre m'arrive seulement aujourd'hui jeudi 24. Quant au chèque postal je n'en ai pas vu la couleur pour l'instant : je pense que ça ne saurait tarder.

J'ai acheté le rasoir dès le reçu du dernier mandat (9000) et j'ai 1000 francs de côté pour aller à Alger peut-être Dimanche en 8.

Je tacherai à cet effet de garder de l'argent sur les 2 prochains mandats.

J'ai écrit 2 fois à Maman qui ne m'a pas répondu. Comme elle prolonge son séjour je vais lui écrire encore aujourd'hui.

Je vais aussi écrire qq lignes à Madeleine (1) bien que cela me soit très pénible .

Ci-joint 2 bons de colis. Envoyez-moi surtout des friandises en assez grande quantité et qq bonnes conserves (charcuterie, confitures, etc.) pour nos soirées du mercredi. J'aimerai aussi des produits à diluer dans l'eau pour la parfumer (citron) car ici la soif se fait souvent sentir et on ne peut transporter avec nous pour 1/2 journée parfois 1 journée que notre bidon, soit 1,5 litre. Quand cette eau est agrémentée de produits désaltérants cela suffit.

Pour l'appareil photo, c'est une excellente idée que tu as eue et ne manque pas de me l'envoyer prochainement.

J'espère te lire bientôt.

Affections

André Segura

Jeudi 24 juillet

1. Il s'agit de Madeleine B. employée de la laverie que la mère d'André dirige

[Lettre à sa mère - Jeudi 24 juillet 1958, Cherchell]

Bien que n'ayant toujours rien reçu de toi, je t'écris puisque tu as réussi à prolonger ton séjour. Papa m'écrit que tu es satisfaite de tes vacances, tant mieux ; Jean, paraît-il, ne manque pas de faire des siennes.

Pour moi je suis à l'infirmerie pour quelques jours afin de soigner définitivement cette bronchite que je traîne depuis le début du mois. Ce n'est rien mais il faut la traiter énergiquement.

Je pense que tu as appris comme moi la mort du père de Madeleine (1) ; à la demande de papa je vais m'efforcer de lui écrire quelques lignes gentilles.

Je suis redescendu de nomadisation avec le capitaine hier et j'ai immédiatement intégré l'infirmerie : je n'avais rien pris comme affaires personnelles et je me trouve démuni de savon, dentifrice, brosse à dent, rasoir, etc. ce qui est très désagréable. J'espère qu'on me les aura descendus ce soir ou demain matin au plus tard. Le temps est ici magnifique et nous ne cessons d'avoir un ciel bleu et une mer lumineuse. Nous marchons sans arrêt à travers les collines avoisinantes et de partout nous avons un paysage exceptionnel qui vient reposer notre oeil et calmer notre fatigue.

Pourtant cette brève remontée à qq kms à l'intérieur nous a découvert la mort qui règne un peu partout ici. Les grandes fermes séculaires comme les bâtisses les plus modernes, tout a été dévasté, saccagé, pillé et l'on sent à regarder ces ruines la folie du carnage qui possédait ses auteurs. C'est pénible et désolant.

La garde, surtout la nuit, là-haut, n'est pas de tout repos et bien qu'il faille une bande audacieuse pour s'attaquer à une compagnie entière, les sentinelles ne sont pas à leur aise et tirent au moindre bruit. Les résultats sont parfois comiques : 1 lapin et 1 chacal ; heureusement ils n'ont pas encore été catastrophiques, chacun sachant fort bien le danger qu'il risquait à s'approcher un peu trop des limites du campement...

« Untel est mort !

Ah !... »

Et nous continuons à vivre et à apprendre des choses + ou - intéressantes.

Je vous embrasse

André SEGURA

Jeudi 24 juillet


1. Voir lettre du 24 juillet 1958 adressée à Robert Segura

[Vendredi 25 juillet 1958, Cherchell]

J'encaisse à l'instant le mandat de 4000 frs vendredi 25 à (mot illisible, sans doute 12h00 ). Peut-être ma présence à (mot illisible) est-elle cause d'un certain retard.

J'ai écrit à maman et à Madeleine. Les journées ne me semblent pas longues car je lis ou je dors. Je suis en ce moment plongé dans des oeuvres de Rabindranath Tagore (1) que j'ai réussi à dénicher par le plus grand des hasards et qui sont fort intéressantes : cela tient parfois du Cantique des Cantiques ou des Psaumes de David. Les traductions sont assez bonnes.

En rangeant mes paperasses, j'ai retrouvé une lettre du P. Dominique (2) à laquelle je crois ne pas avoir répondu. Il me semble qu'il est allé vous voir dernièrement. Donnez-moi quelques détails sur cette entrevue à l'occasion afin que je lui en parle dans une prochaine lettre. Je lui en veux d'avoir donné une adresse à un certain Bertrand MICHON qui fut si j'ai bonne souvenance en classe avec moi à Vézelay et dont je n'ai que faire - je ne me souviens même pas de la tête qu'il a. Ce garçon m'a écrit une lettre gentille mais idiote et qui a eu le don de me mettre en colère. Il y a de cela 2 mois je m'apprêtais alors à répondre au Père et ne l'ai pas fait afin de ne pas laisser libre cours à ma mauvaise humeur.

Il n'a pas encore compris que je ne suis pas un des pions de cette magnifique charité chrétienne et que des camarades improvisés ou même ré-improvisés - sous entendu dans l'unité du Christ - ne me procurent aucun plaisir. Je ne saurais accepter la compagnie de quelqu'un pour sa seule gentillesse. Enfin passons. J'ai pourtant expliqué à ce bon père que je préférais les crapules intelligentes. Il semble se refuser à le comprendre, et pour cause !

Toujours rien de maman ni de personne. Heureusement que tu m'écris régulièrement sinon je craindrais d'être oublié de tout le monde. Il faut dire que je n'écris à personne.

Tiens moi au courant des activités de tous.

Affections.

André Segura

Vendredi 25 juillet

1. Rabindranath Tagore (1861 - 1941), écrivain indien, figure de proue de l'Inde indépendante. Prix Nobel de littérature en 1913. Recueils de poèmes, pièces de théâtre, romans . L'offrande lyrique , La Corbeille de fruits, Le Jardinier d'Amour, La jeune lune , Poésie Gallimard , La fugitive, poèmes de Kabir , Le Naufrage , Gallimard, Gora , Le Serpent à plumes...

2. Père Dominique, lettre du 4 juin 1958

[Lettre à son père, Jeudi 30 juillet 1958, Cherchell]

On me demande une fiche d'Etat civil individuelle pour le 1 er  septembre.

Occupe-t'en

La Réalité !...

Je viens de relire ta lettre et je suis resté sur ce mot.

J'ai toujours refusé d'admettre que la réalité était exclusivement ce monde de douleur, de peines, d'oubli et d'égoïsme. J'ai toujours cru que la grande erreur des « Réalistes » était justement de n'admettre dans le sens du mot en question que son côté pessimiste.

Que tout cela existe est incontestable mais rien n'oblige personne - excepté des conventions telles que le service militaire - à ne se mouvoir que dans ce noir. Il y a une réalité de Beauté toute aussi indéniable que l'autre et vers laquelle je me suis toujours efforcé de monter. Quand je dis « Beauté » je veux dire beauté matérielle, physique, mais aussi beauté intellectuelle et beauté d'esprit.

J'ai vite compris que le véritable BEAU est loin d'être le beau conventionnel. La société, puisqu'il faut en passer par elle, commence à s'en apercevoir, avec le travail du temps : ainsi personne ne conteste plus l'oeuvre admirable de Baudelaire, et pourtant !... Il en est de même des esprits et des intelligences. Ce qui fait la valeur, pour employer un mot qui s'approprie mieux à ce domaine, c'est la richesse, la diversité de la connaissance. Tout d'abord on admire une oeuvre superficiellement, puis on se penche sur le travail effectué dessus puis petit à petit on examine tous les détails et on finit par tout en connaître. Et on a tendance, arrivé à ce stade, à croire que la connaissance est parfaite et maximum. Or on est loin du compte. Cette étude a été faite avec des yeux bien définis, un esprit entier et unique ; il faudrait recommencer avec autant d'esprits différents. C'est bien sûr impossible mais il faut au moins essayer avec les grands types.

La Vie serait l'oeuvre et l'Homme celui qui veut la connaître.

Il importe pour moi d'être parfaitement blanc puis parfaitement noir puis parfaitement rouge etc. afin de sentir que j'ai exploité au maximum les ressources de la vie.

Une chose est plus grave : tu sais sans doute que lorsqu'on éclaire un lieu en rouge, certaines choses apparaissent qu'on ne voit pas lorsque l'éclairage est bleu et réciproquement. Tu vois où je veux en venir. Comme ils sont pauvres, les gens qui passent leur vie à la lumière blanche !

Je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre : mon esprit d'habitude si clair de par son sens mathématique assez développé est ici fumeux et, avouons-le, quelque peu engourdi par la fatigue et l'inaction qui en découle.

Toujours est-il que je n'ai rien attendu de personne - parmi mes relations - excepté le rôle d'instrument et si tu veux de catalyseur, bien que le terme ne soit pas joli, que je leur demandais. Il est arrivé - et ceci parce que étant excellent comédien, excessivement comédien j'ai toujours joué le rôle à fond au point de m'oublier tel que je suis réellement - il est arrivé que je me prenne au jeu. C'est la règle, tant pis. Pourtant ma grande devise ou une de mes grandes devises a toujours été de « savoir où j'en étais ». Etant bien jeune il m'est arrivé de lâcher la bride. La catastrophe a toujours très vite suivi.

Tu comprendras peut-être maintenant cette nature que vous taxiez d'influençable parce que se façonnant de son mieux sur tel type.

Je crois bien que tu me parles des lettres éventuelles que je pourrai recevoir et auxquelles je serai tenté de répondre. Maman te dira que ma plus ample recommandation avant mon départ a été justement de taire ma résidence par une feinte ignorance. Personne ne m'a écrit sinon Bernadette qui reste une de mes plus sincères amies et qui de par ses connaissances de la vie militaire - elle est fille d'officier d'action - m'a rendu une fois de plus d'immenses services par d'habiles conseils. A part Claudy R. qui, seule, a tenu sa promesse de m'entretenir régulièrement de son charmant babillage - Yvette Romi et Claude Aziza après une première missive prometteuse se sont cloîtrés dans un mutisme parfait - à part une lettre du P. Dominique et à part Joël.

Joël est un cas qu'il faut que je t'explique. C'est un garçon excessivement intelligent et doué d'une très riche sensibilité ; malheureusement tout cela a été étouffé dans l'oeuf par une famille tyrannique et une enfance étroitement dirigée. Le résultat est que sourdement, implicitement, par des petites échappées de ciel clair, il a senti un peu de tout ce que j'avais découvert. J'ai eu du mal à le comprendre trouvant absurde certains traits de son caractère que je ne découvrais pas chez moi : il a été marqué par cette dure éducation alors que j'avais grandi sans entrave. Très vite j'ai senti la raison de ce désaccord et j'ai entrepris, en lui évitant les excès et les échecs que j'avais rencontrés, de lui ouvrir les larges portes de la vie.

Avec d'infinies précautions et de longues introductions je l'ai assis devant  Les Nourritures Terrestres puis par un choix minutieux de livres de musique d'émotions je l'ai amené à juger, à mesurer à situer.

Tant que je me suis trouvé près de lui j'ai évité qu'il ne tomba en écartant du pied les embûches mais à peine a-t-il été plus souvent seul que j'ai senti gronder l'orage. Durant toute l'année dernière alors que j'étais encore à Paris j'ai réussi toujours à temps à le retenir mais une fois parti ça été fini : le lendemain de mon départ il s'enfuyait de chez ses parents et après avoir vagabondé a trouvé asile chez des gens très biens, parents d'un camarade de classe. Il m'a fallu malgré l'abattement terrible dans lequel je me trouvais puiser au fond de moi les phrases nécessaires à son salut.

Maintenant tout est bien ; aussi ai-je senti qu'il allait essayer les armes que je lui ai données contre moi - je dis senti je devrais dire pressenti car je ne lui ai pas laissé le temps - lui servant de guide je n'en avais pas moins continué à vivre et j'avais eu la faiblesse de lui abandonner un peu de moi. Il a fallu que ce « moi » fut déplorable ces derniers temps. Le jugement implacable qu'il avait appris chez moi allait, sous peu, me nuire à ses yeux. De plus, jugeant ma tâche terminée et ne voulant pas assumer la responsabilité du désespoir d'une mère idiote mais d'une mère quand même, j'ai prié Joël de rompre toute relation avec moi lors de mon départ pour Cherchell. Je n'ai plus signe de sa vie.

Tout ceci t'a peut-être ennuyé mais je m'étais promis un jour de t'expliquer ce cas. Ne va surtout pas croire que j'ai entraîné ce garçon à la débauche, bien au contraire. J'ai tenté de réaliser avec lui ce que je n'avais pas réussi : prendre le bien de chaque chose en évitant son amertume. Il fallait pour ça que quelqu'un, comme je l'ai fait, le plongea dans tous ces milieux sans le mouiller.

Personne d'autre ne m'a écrit ici et je n'ai écrit à personne d'autre.

De telles ruptures se sont souvent produites dans ma vie, chaque fois que j'ai décidé de changer d'optique.

Pour vous ce n'était qu'un nom remplacé par un autre.

Je viens de m'interrompre pour tousser éternuer et me moucher car je suis sorti de l'infirmerie dans le même état que j'y suis rentré et maintenant je n'avale plus une bouchée de pain depuis trois jours : le moindre morceau dans ma bouche me soulève le coeur. De plus à force de me moucher continuellement depuis un mois, ma muqueuse nasale est irritée, me faisant très mal et saignant au moindre éternuement. J'ai dû à l'instant m'allonger pour arrêter un nouveau saignement.

Je compte demander la consultation d'un spécialiste à Alger mais je ne veux pas le faire maintenant craignant que ma non participation prolongée aux cours me fasse rayer du stage.

En attendant je souffre terriblement et suis très affaibli malgré mes quelques jours de repos à l'infirmerie.

Pour ce qui est du colis à propos du « Mercredi » je crois vous avoir dit précédemment que chaque mercredi soir nous faisons un lunch dans notre chambre en vue de nous sortir un peu de la chose militaire et de nous retrouver entre hommes et plus entre soldats. J'attends le colis contenant l'appareil photo ainsi que le mandat de cette semaine. La lettre de maman m'est arrivée en même temps que la tienne pour mon plus grand plaisir. Les quelques lignes écrites à la hâte par Angèle n'ont fait que l'accentuer et j'ai été comblé au reçu du petit colis preuve de la si gentille pensée de Robert Benbessat (1). Le porte carte m'est d'une grande utilité, mes papiers commençaient à se friper terriblement et même à se déchirer. La bourse est très pratique, quant aux jeux, ils me permettent de tromper l'ennui de soirées. Merci beaucoup à tous. A propos d'Angèle, vous ne me renseignez pas quant au résultat de l'opération d'Yvette, ne manquez pas de le faire au plus tôt. Merci à Mme Lahana pour ses bénédictions qui seront je l'espère suffisantes pour conjurer le danger qui malgré tout nous menace tous les jours ici.

A vous lire, très affectueusement.

André Segura

Jeudi 30 juillet 58

1. Robert Benbessat , ami des parents d'André

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 135-137  

[Vendredi 8 août 1958, Cherchell]

Il m'était venu de vous écrire longuement à propos de l'anniversaire d'Alain (1): je voulais vous parler de lui et tâchez de lui faire comprendre tout le temps précieux qu'il perd ; quand je pense qu'il a 13 ans et quand je me souviens de ce que j'étais à cet âge, bien que peut-être tombé dans l'autre extrême, j'ai un peu peur pour lui. La seule solution c'est la lecture et une autre fois, je vous expliquerai ce qu'il faut qu'il lise désormais. Maintenant, je suis d'abord trop fatigué et je vole ensuite ces qq minutes sur une étude consacrée à la Topographie et au Règlement.

J'ai bien reçu mandat et colis. Nous sommes aujourd'hui vendredi et je peux recevoir un nouveau mandat et peut-être un 2 ème colis. Ci-joint encore 2 bons de colis : que maman m'envoie dans l'un au moins une bonne quantité de sucettes Pierrot Gourmand à tous les parfums y compris caramel (...). J'ai reçu en même temps que la lettre de Papa deux lettres adressées à maman et qui me sont revenues d'Italie.

Pour ce qui est du colis de Clovis  (2) : j'avais reçu un avis précédant le colis et me demandant d'en accuser réception auprès du directeur dont tu m'as donné l'adresse. Immédiatement après j'ai écrit une très courte page remerciant du mieux que j'ai pu l'attention généreuse de ces messieurs à notre égard.

Pour la fiche d'Etat Civil, je suppose qu'il s'agit de quelque chose de plus complet qu'un extrait d'acte de naissance. On doit se la procurer à la Mairie ou à la Préfecture. Tâche de te renseigner, il me la faut avant le 1 er septembre .

Je n'irai pas plus loin aujourd'hui. Nous sommes épuisés. Lundi soir nous avons fait une marche de nuit de 25 kms à travers la montagne avec l'équipement complet et les armes. En arrivant à 5h du matin, on nous a fait une interrogation écrite de Topographie et nous nous sommes couchés à 6 h pour nous relever à 7. La fatigue doublée du sommeil se fait sentir encore maintenant. Nous espérions nous reposer durant le week-end et nous montons la garde : tant pis ! La promotion précédente vient d'avoir les résultats de son stage. Sur 300 : 100 s/lieutenants, 150 aspirants, 45 sergents et 5 2 e classe.

C'est la proportion habituelle.

André Segura

Vendredi 8 août

PS : Envoyer gants de toilette : couleur unie si possible et jolie . Pyjama léger (rouge par ex). Prendre s'il est dans ma bibliothèque Paludes (3) de Gide et me l'envoyer (je l'avais prêté à Joël). Envoyer Sagan (4) : Un certain sourire, Dans un mois dans un an.

Pour le colis je l'ai reçu en très mauvais état : surveillez l'emballage  !!!

Ecriture de Robert SEGURA, en note et pour mémoire en marge de la lettre de son fils :

Pour la fiche d'Etat Civil, je te prie de me dire où tu as rangé le Livret de famille sans lequel on me refuse la pièce en question à la mairie.


1. Alain, frère d'André, est né le 4 août 1945

2. Clovis, fabricant de lampe et fournisseur des Etablissements Segur, entreprise fondée en 1930 par le père d'André

3. André Gide, Paludes, 1895, Gallimard.

4. Françoise Sagan, Un certain sourire , 1956 - Dans un mois dans un an, 1957, Julliard

[Lettre à Mademoiselle Bernadette R.,   Vendredi 8 août 1958, Cherchell]

Dans une lettre de Maman venant d'Elbe, j'ai trouvé la lettre la plus idiote qui soit signée Victor. Je ne te cacherai pas qu'en reconnaissant son écriture je n'ai pu retenir un petit pincement de plaisir mais la lecture des phrases bêtes et bien caractéristiques de son style m'a bien déçue. Il me disait être heureux de me savoir transformé et autres âneries de ce genre prouvant encore une fois qu'il n'a rien compris.

Par contre, il me vient une grande envie d'écrire à Monique, je crois que quelques lignes d'elle me seraient très agréables ; moins agréables peut-être que quelques lignes de toi mais tes occupations de femme peut-être déjà me laissent desséché et les yeux agrandis d'ennui de surprise et de désespoir tout à la fois.

J'ai écrit à Claude (1) qui ne m'a pas répondu ; comme je crains une décision ferme d'oublier ou une intervention de sa mère, je n'insisterai pas.

Pour toi, Bernadette amie, je me demande si tu as reçu toutes mes lettres. Ton silence me paraissant tellement inexplicable. Peut-être dois-tu au moins momentanément interrompre tes rapports avec quelques-uns de tes amis pour satisfaire les exigences de Bernard.

Malgré ce silence, je ne reste pas moins en correspondance permanente de pensées avec toi et tu me sembles être la seule à ne pas t'éloigner de moi.

À peine plus respecté, incontestablement mieux installé, je subis ici un entraînement intensif et vite épuisant. J'aimerai pourtant revenir avec une barrette (2) pour la simple satisfaction de mon père. As-tu reçu ma photo en tenue de saut ?

J'espère encore une fois te lire bientôt mais je t'embrasse pour longtemps cette fois.

André Segura

Vendredi 8 août 1958

PS : tu écouteras en pensant à moi les concertos pour violon n° 1 en la mineur et n° 2 en mi majeur de Bach

Et si tu les as dans l'interprétation David Oïstrakh et Isaac Stern écoute le très joli concerto pour 2 violons en la mineur de Vivaldi.

Enveloppe :

Recto : Mademoiselle Bernadette R.

Verso, d'une autre écriture : Mademoiselle R. est mariée depuis le 5 juin. Je vous renvoie donc votre lettre.

1. Il s'agit de Claude de K. , une jeune fille avec laquelle André a entretenu des relations avant son départ à l'armée. Voir lettre qu'il lui adresse le 10 octobre 1958

2. Insigne de décoration

[Mardi 26 août 1958, Cherchell]

Le hasard, par vos mains, a bien fait les choses : je suis arrivé hier soir fourbu et le colis de maman et la lettre de Papa sont venues caresser ma fatigue.

Nous avons fait hier le « Rallye  » (1) - je ne vous décrirai pas ce que ce fut, sachez seulement qu'il comportait 40 kms de dénivellation ininterrompue entre 0 et 300 m avec un itinéraire à travers bois et champs, sous un soleil torride avec l'équipement complet et l'arme. De temps en temps un atelier de tir, de topographie ou d'armement où nous nous écroulions à bout et où nous assistions aux scènes pénibles de crises de nerfs et d'abandon de certains d'entre nous.

Bilan : en moyenne 2 abandons par section, une quinzaine de types hospitalisés hier et 40 consultants pour notre seule compagnie ce matin avec ampoules énormes infectées - irritations dues à la sueur et au frottement, hémorroïdes, faiblesse, hypotension etc. Le médecin commandant veut tenter une requête auprès du colonel pour obtenir la suppression d'une épreuve aussi abusive.

Pour ma part, j'ai terminé non sans mal et mes deux pieds ne sont que deux vastes ampoules. Mon temps - puisque c'est ce qui compte le plus - est meilleur que la moyenne je crois ; mais à deux reprises je me suis couché par terre en me demandant si je n'abandonnerai pas. Grâce à quelques cachets de sel que j'avais emportés, à l'eau que nous avons trouvée assez facilement et au sucre dont je m'étais muni, j'ai tenu le coup.

Ce matin, on nous a laissé dormir jusqu'à 7h50 mais à 9 h 00 nous avions une conférence du Colonel sur les Chefs FLN à laquelle nous avons assisté de mauvaise grâce.

Un grand silence significatif pèse sur toute l'école et ce matin aucune section n'a réussi à marcher au pas.

Papa me demande certaines choses dont je m'occuperai quand je serai moins las, pour l'instant je vais tacher de vous écrire assez régulièrement mais, ne m'en veuillez pas si je me tais parfois, on nous épuise : la devise du colonel est de « toujours reculer plus loin les limites de l'impossible »...

Une prochaine épreuve consistera à nous mettre à plat ventre par terre et à faire rouler des chars sur nous. Bien sûr il y a un petit espace entre le sol et le ventre du char mais il ne faut pas lever la tête d'un cm. Gares aux nerveux.

Et nous continuons à vivre nous jurant tous que plus tard pour traverser la rue, nous prendrons la voiture.

André Segura

Mardi 26 août 1958

P. S. Il me faut absolument le papier que je vous ai demandé avant le 1 er septembre. Je n'ai rien compris à votre histoire de livret de famille.

1. Voir lettre du 23 août 1958, André explique qu'il s'agit d'une grande marche.

[Vendredi 29 août 1958, Cherchell]

On ne peut pas dire que je sois particulièrement modeste mais j'ai juste ce qu'il faut de raison pour ne pas être doté d'un orgueil inconsidéré. Et bien, je suis obligé de constater que les deux ou trois hommes valables de ma section - ils ont pour eux leur âge qui joue certainement un grand rôle, en général 26 - 27 ans - se refusent à tout commerce avec la masse idiote et prétentieuse, ce que n'avait pas le corps de troupe. Je suis, grâce à Dieu, de leurs amis, ce sont pour certains des hommes mariés et pères de famille. Pendant mes premiers mois d'armée, j'ai réalisé mon appartenance à une élite culturelle : je croyais ma supériorité intellectuelle due exclusivement à ce facteur. Ici, j'apprend de jour en jour que la Culture est bien loin d'être un critère d'intelligence ni même d'ouverture d'esprit ou de valeur. J'ai l'occasion de voisiner ici avec les plus somptueux crétins qui ne manquent pas d'être licenciés voire docteurs en droit, diplômés de l'Institut d'Etudes Politiques, diplômés de HEC, ingénieurs des Travaux Publics, enfin l'élite de la France et, puisque c'est ce qu'on nous apprend ici, l'élite du monde ; elle est bien piètre, bien décevante et bien vide. J'en ai assez d'être ici, je me demande ce que j'y fais alors que je serais tellement mieux à la maison. J'ai envie d'être seul et on m'impose de vivre avec ces gens que je ne connais pas et que jamais je n'aurais voulu connaître. J'espère terminer ce stage en tant que chef de section dans la seule perspective de pouvoir me retrouver seul dans une chambre quelques heures par jour.

Papa me demande dans sa dernière lettre de sortir sous-lieutenant ; cela demande une très grande force et une résistance physique que je n'ai pas ; il faut aussi être militaire de mentalité c'est-à-dire très bête. Aspirant, mon Dieu, c'est possible, la seule chose ennuyeuse c'est qu'en sortant je ne pourrai pas retourner aux paras et je risque d'aller directement sur un piton dans le Djebel.

A propos, vous avez peut-être été inquiétés par les nouvelles de cette semaine signalant d'importantes manoeuvres dans le secteur de Cherchell. L'école étant, depuis quinze jours, devenue opérationnelle, nous avons participé à l'action, mais sans résultat. Nous montons parfois la nuit faire des patrouilles sur le plateau dominant Cherchell : certains d'entre-nous en ont ramené des trouilles mémorables, d'autres dont je fais partie, un grand ennui.

Ce matin pour la première fois, j'ai réalisé que mon stage s'avançait : nous avons commencé le combat de section avec exercice à balles réelles. Nous manoeuvrons sous des tirs réels d'armes automatiques et l'on constate combien les précautions prises par chacun sont accrues. Nous sommes montés à l'assaut avec un lancé de grenades offensives, les pistolets mitrailleurs en tête crachant à tout rompre et les fusils, baïonnette au canon, courant derrière. Vu de loin, c'était assez spectaculaire et très cinématographique. Quand on était exécutant c'était fatiguant assourdissant et pénible. Il faut quand même reconnaître que le rôle de chef de section est plus intéressant et que, s'il donne de grandes responsabilités, il en supprime beaucoup de petites très ennuyeuses.

Je trouve une grande consolation dans la musique, une fois de plus, malheureusement les exercices invraisemblables auxquelles nous nous livrons m'ont paralysé littéralement les doigts mais mes oreilles sont encore capables d'entendre une sonate pour violon et piano de Beethoven ou un concerto de Ravel. La discothèque est assez riche et bien agréable. Je vais sans doute m'occuper des auditions de musique à la demande de la commission des élèves, je ne sais pas où je prendrai le temps de les préparer.

Cela me fait drôle de songer que pour vous tous les vacances se terminent, je me demande ce que c'est que les vacances, peut-être plus un climat, une atmosphère qu'un état de choses, si j'ai le climat, l'atmosphère manque et suffit à nous donner l'impression qu'ici il n'existe pas de vacances. Un épouvantable sirocco qui souffle depuis trois jours m'a fait passer trois nuits sans dormir. Hier la nuit était rouge, zébrée de grands éclairs de chaleur, le vent violent couchait les grands joncs qui bordent ces vignes du plateau de temps en temps une goutte d'eau venue on ne sait d'où piquait la peau pour s'évaporer instantanément. L'Algérie est un bien beau pays, bien curieux.

Curieux aussi a été ma réaction à la vue d'une enveloppe de papier à lettre contenant une feuille assortie ; ma surprise fut au comble en le voyant marqué. Le plaisir que cette attention m'a suscité, tu le devines, maman chérie, fut immense. J'adore quand tu m'y parles de toi et de votre vie. Tout le monde, à ce que je vois, continue à penser à moi. Merci d'avance à tante Gisèle qui, je l'espère, a passé des vacances à son goût où elle a puisé le soleil et l'air nécessaires pour traverser un hiver parisien.

J'ai reçu un mandat par semaine, tes lettres et tes colis. J'oublie parfois de t'en accuser réception mais en particulier pour les mandats, j'en reçois un par semaine et si cela ne se produisait pas je ne manquerais pas de le signaler. Je comptais toucher aujourd'hui vendredi celui de la semaine mais il n'est pas signalé. Je l'aurai demain, comme samedi dernier.

Abreuve-moi de ce papier à lettre rempli de toi et reçois tous mes baisers.

André Segura

Vendredi 29 août 1958