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Jean SEGURA                                                                                    

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Stupeur et Tremblement - Une envie de HD

Entretien avc Alain Corneau

Interview par Jean SEGURA

Alain Corneau Projection Privée

1er avril 2003

Le cinéaste Alain Corneau témoigne dans cet entretien de son expérience de tournage en HD. Son film Stupeur et tremblements, dont les scènes censées se dérouler dans un bureau de Tokyo ont été filmées dans un bureau d’une tour de La Défense, a été tourné en HD pour les intérieurs. Il commente avantages et inconvénients de ce nouvel instrument et les évolutions de la filière numérique du cinéma. Une version de cet interview a été publié dans Les Dossiers de l'Audiovisuel n° 110, 2003.

Alain Corneau : La décision de tourner en haute définition avec la caméra Sony 24p HD est venue d'une rencontre avec mon opérateur Yves Angelo qui était devenu entre temps metteur en scène et qui venait lui-même de faire un film avec cette caméra. Quand je lui ai parlé de mon projet, il m’a proposé de travailler de nouveau avec moi en tant que chef opérateur parce que ce nouveau type d’image l’intéressait. Quand j'ai réfléchi aux manières de mettre en scène ce film, je me suis dit que la haute définition pouvait être une bonne formule, pour plusieurs raisons : un nouveau rendu de l'image, une définition différente et une souplesse au tournage, en particulier pour les intérieurs.

Qu'est-ce qui a changé dans votre manière de travailler ?

A.C. : Sur le plateau lui-même ça ne change pas grand-chose, la caméra est aussi grosse, aussi lourde, aussi encombrante qu’une Panaflex. Ce qui change c'est le fait qu'on n'ait pas à charger cette caméra avec des bobineaux courts, de 10 à 15 minutes, comme en 35 mm. On peut tourner beaucoup plus puisqu’on ne recharge qu’au bout de 40 minutes ; et c’est aussi moins cher que la pellicule 35. Cela n’a pas changé non plus le découpage pour moi, mais cette caméra peut amener une façon de tourner différente, des improvisations ou des plans séquences plus longs par exemple. Sur le plateau, ce qui est vraiment très positif pour le regard du metteur en scène, c'est qu'on bénéficie avec ce système d'un écran de contrôle 16/9 haute définition qui est une pure merveille. C’est un très gros moniteur sur lequel on peut voir le moindre détail, en particulier sur les gros plans. On a une vision bien meilleure que celle qu'on a debout à côté de la caméra. Le gain apporté par cet écran de contrôle vient aussi du fait qu’un certain nombre de menus sur la caméra permettent d'étalonner directement et d’avoir un aperçu du rendu final. Le deuxième gros avantage de la HD est le tournage à basse lumière. Paradoxalement, nous étions dans des conditions plutôt 35 mm puisque nous tournions pratiquement tout à l'intérieur avec des fenêtres partout dans le champ. Nous pensions que les contrastes allaient poser problème avec la HD, mais cela n’a pas été le cas. Le film étant à petit budget, je ne voulais pas qu’il y ait trop d’attente à cause des questions de météo, de raccords lumière, etc.

Yves Angelo a alors eu l’idée de boucher les fenêtres avec un gros filtre neutre. Il a beaucoup descendu le diaphragme, baissé la lumière et a mis tous les néons du bureau sur variateur, ce qui lui permettait de travailler la lumière à l'intérieur à volonté, même en cours de prise, selon les conditions météo. Le variateur permettait par exemple, quand il y avait brutalement beaucoup de lumière dehors, de monter la lumière à l'intérieur pour faire la balance. Quand il y avait des nuages, on baissait également la lumière à l'intérieur. On n’avait donc ni à changer les filtres sur les fenêtres ni à forcer pour rattraper la lumière extérieure. Cela nous a permis de tourner pratiquement tout le temps. Le tournage s’est révélé très facile mais aussi étonnant car on était souvent dans la semi-pénombre. On ne pouvait, par exemple, pas prendre de photos sur le plateau en raison du peu de lumière, et pourtant sur l'écran de contrôle tout allait bien. Les scènes nocturnes n’ont pratiquement pas besoin de lumière. C’est absolument incroyable. Dans certaines scènes de nuit, l'actrice (Sylvie Testud) n'était pas visible à l'œil nu et le cadreur lui-même ne la voyait pas dans l'œilleton de la caméra ; on ne la voyait que sur l'écran de contrôle ! On peut diviser la lumière par cent, c'est tout à fait spectaculaire. C’est un des exploits techniques de la HD. On peut aller très loin dans tous les contrastes de basse lumière. Pour les comédiens, la HD permet d'aller profondément dans la pupille.

On dit que l'image vidéo est une image froide, qu'on n'arrive pas à avoir les mêmes rendus de peau par exemple.

A.C. : Bien sûr, on n'a pas le même rendu puisque ce n'est pas le même médium. On n'a pas la même définition, ni le même modelé, mais il y a eu le même débat, il y a quinze ans, à propos du son. J’ai beaucoup plaidé en faveur du son numérique car le son optique était à mon avis une abomination, y compris le dolby ; même les meilleurs procédés optiques étaient médiocres. Quand est arrivé le numérique, il y a eu les mêmes discussions avec les mêmes arguments : c'est froid, c'est trop pur, exactement comme pour le compact disque. Je pense qu’il faut savoir apprivoiser les nouveaux médiums, on doit pouvoir en faire absolument ce qu'on veut, la machine elle-même doit rester transparente. En HD, on n’en est qu’au début, il va falloir tout réapprendre, comme pour le son numérique.

Comment s’est déroulée la postproduction ?

A.C. : Le travail de montage est le même qu’en 35 puisque de toute façon, on est en virtuel. Le film a ensuite été étalonné chez Éclair sur une machine appelée Specter qui permet deux étalonnages : l’un en numérique pour le DVD et les versions télé ; et l’autre en vue du transfert chimique puisque aujourd’hui l'exploitation en salle se fait toujours en 35 mm. C’est le stade le plus risqué où l’on se heurte à des incohérences car le mariage entre le numérique et le chimique est contre-nature. La culture chimique est presque à l'opposé de la culture numérique, les gens qui ont fait les instruments numériques n'ont pas de culture chimique, ils pensent en informaticiens, tandis que les gens du chimique ne sont pas branchés informatique. C’est un rapport culturel très complexe. Les premiers shoots, c’est-à-dire les premiers transferts à l'imageur donnaient des résultats de contraste incompréhensibles, ça partait dans tous les sens et c'était un peu inquiétant.

Le problème ne se pose pas dans les cas où l’on recherche une image stylisée ; c’est ce qu’ont fait Pitof dans Vidocq et Patrice Leconte dans L'Homme du train, avec des couleurs hypersaturées. Mais quand on veut une image dite naturaliste, avec des peaux normales, un bon rendu, c'est plus compliqué. De toute façon, lorsqu’on tourne en 35, puis qu’on étalonne en numérique et qu’on repasse en 35, on a les mêmes problèmes. On peut avoir jusqu’à 30 % de perte d'informations par rapport au 35 de base. Les concepteurs de la machine Arrilaser , un des imageurs les plus au point entre le numérique et le 35, ont créé un logiciel qui traite les informations du numérique au mieux par rapport au résultat chimique attendu. Mon film a bénéficié de cette nouvelle interface qui donne un résultat éblouissant sur le transfert en 35. On a testé ce logiciel, baptisé Alice, sur le film d'Angelo qui avait été fait un an avant, sans cette nouvelle interface d'imageur et effectivement, les images étaient complètement différentes. Je pense donc qu’on a maintenant les instruments pour transférer correctement en 35, en attendant de passer un jour directement au numérique de projection.

Au-delà même du tournage en HD, de plus en plus de films sont scannés pour la postproduction. Quels problèmes cela pose-t-il ?

A.C. : Sur les films tournés en 35, étalonnés en numérique puis retransférés en 35 en 2k, le résultat n'est pas très fidèle à l'original. Le 2k n'est que la moitié du chemin, il y a une compression forte et la décompression ne se fait pas toujours bien ; je suis sûr qu'on perd en détails et en définition. On a trouvé la solution avec le Colossus qui est une machine beaucoup plus transparente que le Specter, mise au point par des gens de cinéma, qui compresse moins et donne de meilleurs résultats. Un jour on passera au 4k, mais c’est encore trop lourd et trop cher. Avec le 4k, on aura un véritable négatif reconstitué. Je crois beaucoup au 4k, mais il faut sortir de la spirale économique qui le rend impraticable.

Qu'est-ce que la HD a changé au niveau du coût de la production ?

A.C. : Il n’y a pas de grande différence économique par rapport au 35. C’est plus léger sur le plateau et équivalent au montage. L'étalonnage, obligatoirement numérique en HD, dure environ trois semaines. C’est parfois très cher et il faut prendre en compte ce temps supplémentaire équivalant au mixage qui nécessite la présence de l'opérateur, du metteur en scène et de l'étalonneur. On travaille plan par plan, ce qui n'est pas le cas en chimique ; on peut faire des caches, des ombres, etc. Mais, même si l’étalonnage numérique offre plus de possibilités qu’en chimique, il ne remplace pas les trucages. Pour le moment tout est cher, mais en numérique les progrès en termes de matériels et de coûts se font extrêmement vite. Les laboratoires Éclair ont fait de gros efforts financiers pour s’équiper du Colossus et ils pensent déjà au 4k alors qu'il y a trois ans c'était inabordable ; ils commencent à penser qu’une filière 4k est économiquement viable.

Votre film a-t-il été projeté en numérique ?

A.C. : Non. Il n'y a pas de diffusion numérique en salle pour le moment. Si vous faites un film grand public, vous pouvez peut-être pousser à cela, mais mon film était très modeste. On en fera peut-être un jour une copie numérique. En tout cas il existe une bande mère.

La HD a-t-elle eu un impact sur le travail avec les acteurs ?

A.C. : Pour les acteurs ça ne change pas grand-chose car la caméra est à peu près la même. Les acteurs ont différentes réactions, certains veulent se voir au combo, d’autres s’en moquent. Sur ce film on n’a pas joué avec ce contrôle ; je me suis moi-même surpris à ne pas revisionner les prises. Il ne faut pas faire de fixation sur cet écran de contrôle. Je pense que la HD contribue à créer plus d’intimité avec les acteurs parce qu’on a une bonne vision de ce qu'ils font, surtout en plans serrés et en très gros plans. J'ai l'impression qu'on est plus à même de comprendre ce qu'ils ont fait et senti au moment de la prise. Il y a aussi la focale de l'objectif qui joue : les acteurs peuvent être loin et en très gros plan. Tout ceci est très agréable pour le metteur en scène.

Comment ont réagi les gens de la profession à votre film ?

A.C. : Tout le monde a été étonné par le report 35, en particulier les techniciens. Si mon film est une petite première, c'est uniquement là-dessus. Les Américains ont des machines comme les nôtres et apprivoisent la HD depuis un moment ; pour l’instant eux aussi craignent le tournage en extérieur jour à cause de ce contraste difficile à maîtriser. Mais certains m’ont dit que beaucoup de tournages se font déjà en 35 de jour et en HD la nuit parce que c'est un gain de temps énorme et une facilité de tournage évidente.

Que perçoit le spectateur ?

A.C. : S’il y a un bon report 35 ça ne se voit pas. Le débat sur la qualité du numérique vient du fait qu'il y a trois formats numériques : le DV, avec sa petite caméra, le Betanum , qui est la caméra de reportage, et la HD. Il y a même deux HD : la 24p Sony avec une compression ; et la Viper Thomson sans compression qui est une vraie caméra mais qui demande de pouvoir stocker beaucoup d’informations et qu’il faut apprendre à utiliser correctement. La Thomson est la vraie première caméra de cinéma haute définition non compressée. Le DV, on en voit bien le résultat à l'écran. On peut avoir envie de faire un film en DV, mais il faut faire attention à la dégradation de l’image ; on ne peut pas d'un seul coup demander au spectateur d’accepter un résultat technique très inférieur à ce qu’il a l'habitude de voir en 35 et même en 16 mm. Le super 16 a un rendu bien meilleur que la DV. Cela va peut-être s'améliorer avec la DV haute définition de Panasonic.

Avez-vous d’autres projets de tournage en HD ?

A.C. : Non, et je ne tournerai de nouveau en HD que si le sujet s'y prête. À chaque fois qu'on réfléchit à la manière de faire un film la question du format se pose. On a le choix entre différents formats y compris en largeur et aujourd’hui il y a la HD en plus. Il faut réfléchir aux avantages qu’il y a à tourner ou non en HD. Je considère que le cinéma est fait de techniques et j’ai toujours été très excité par toutes les avancées. Chaque nouvelle technique permet de s'exprimer différemment, et la HD fait partie de ces avancées. Le but final est d’arriver à la projection numérique. Mais quand ? C’est le grand mystère !

Propos recueillis par Jean Segura avec le concours de Dominique Gratiot (INA)

NB - Alain Corneau (1943-2010) : J'ai rencontré Alain Corneau à l'occasion de la réalisation d'un Dossier de l'Audiovisuel (INA-La Documentation Française) que j'avais conçu sur le thème de l'émergence des techniques de vidéo haute définition, de plus en plus employées pour le cinéma et la télévision. Alain Corneau m'avait reçu chez lui, à Paris dans le Marais, dans le cadre très agréable de sa belle et élégante demeure. Pendant une heure, j'ai pu apprécier la gentillesse légendaire de ce cinéaste généreux, amoureux de l'image, des légendes et des acteurs. Il meurt la même année que d'autres grands noms du théâtre et du 7e art, Philippe Avron, Claude Chabrol, Bruno Cremer, Bernard Giraudeau, Kevin McCarthy, Arthur Penn…, triste année 2010.

Jean SEGURA

Livre : Projection privée - Souvenirs - récit par Alain CORNEAU, préface d'Antonio TABUCCHI - 2007 - Ed Robert Laffont

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